Si on en juge par une compétition fiction en demi-teinte, rehaussée heureusement par les autres programmes (rétrospectives, compétition expérimental), et des salles pas très garnies, on ne peut pas dire que cette édition 2009 de Côté court fera date. Surtout quand le jury s’en mêle et exclut, forcément pour de mauvaises raisons, du palmarès un film qui écrase la concurrence de manière très évidente.
Mikhaël Hers : futur déjà grand
Si c’est parce que Mikhaël Hers a reçu l’an dernier le prix de la presse à Pantin pour Primrose Hill ou du fait que Montparnasse ait été honoré du prix Jean Vigo 2009 pour le court-métrage et d’une projection au dernier festival de Cannes à la Quinzaine des réalisateurs (crédité du prix SFR), l’absence de son dernier film au palmarès de cette édition de Côté court reste un incompréhensible mystère.
Mystère aussi que ce Mikhaël Hers qui réussit ce que le cinéma français rate depuis de nombreuses années, au point d’exaspérer parfois. Reprenons. D’abord, son film précédent, Primrose Hill, n’était pas passé inaperçu, à Pantin l’an dernier, et ailleurs. Aussi le cinéaste est en quelque sorte le chouchou patenté de Luc Moullet (notons au passage que l’on a souvent croisé l’homme des roubines dans les salles du ciné 104), toujours sur le pont lorsqu’il s’agit de faire œuvre de découvreur. Dans Notre Alpin quotidien, son récent livre d’entretien avec Emmanuel Burdeau et Jean Narboni, on apprend qu’il en fait rien moins que « le grand cinéaste français de demain ». Et il a raison le bougre de Moullet ! Et pourtant, le synopsis de Montparnasse ferait presque frémir ; une sorte de caricature de film français psychologisant dépressif. Un soir, dans le quartier donnant son titre au film, trois segments indépendants portant un prénom féminin vont témoigner de la mélancolie urbaine et des désordres, petits ou grands, existentiels des personnages. Signalons qu’à une exception près, il s’agit de jeunes adultes. Anne : deux sœurs, l’une va plutôt bien, l’autre plutôt mal. Confidences, verres de vin et danse. Aude : un jeune homme dîne avec le père de sa petite amie décédée, ils retrouvent ensuite la sœur de cette dernière. Leïla : une fille et un garçon se retrouvent après un concert, ils marchent dans la rue et finissent par s’embrasser sur la terrasse d’un appartement. Bref, pas de quoi pavoiser ; les enjeux sont ailleurs.
Dans ces conditions, qu’est ce qui fait de Montparnasse un grand film ? Et de Mikhaël Hers un grand cinéaste ? Tout simplement parce que l’équilibre fragile entre les composantes d’un film – disons écriture, mise en scène, direction des acteurs, ajoutons aussi l’utilisation d’une musique ici aux premières loges – s’avère parfait. Il est bien difficile de démêler les fils tant l’imbrication entre ses composantes est étroite, formant un objet d’une parfaite cohérence et d’une impressionnante fluidité. Il s’opère une sorte d’acte magique et merveilleux, duquel émerge une subtilité et d’une sensibilité peu communes. Reposant pour beaucoup sur la parole et la relation entre protagonistes, on pourrait y voir une filiation rohmérienne (précisons au passage qu’il faudrait être bien malin pour en trouver une avec Luc Moullet). Force est de constater que pas du tout. Certes, comme Rohmer, Mikhaël Hers se base sur une écriture extrêmement précise, mais Montparnasse ne repose en rien ici sur l’artificialité du contenu et de l’énoncé du dialogue et des situations. Au contraire, il n’est absolument pas question ici de s’écarter du rythme de la vie, mais bien de l’épouser, ceci en s’appuyant sur un jeu, et forcément une direction, d’acteurs véritablement remarquables, sans aucune exception. La réalisation est une savante alchimie entre sobriété et sophistication. Elle se cale dans ce même sillage en étant attentive à la captation de l’émotion, de la force et de la vulnérabilité des personnages, ainsi qu’à l’étude et l’émergence (pour le spectateur) du lien qui les unit.
Montparnasse renvoie au genre du film choral par ce qu’il n’est pas mais qu’on redoute à chaque instant. Les personnages des trois segments, contrairement aux nombreux films qui suivent ce type de structure, ne se croisent pas, les proximités sont moins scénaristiques qu’émotionnelles. Les corps ont des allures de caténaires, relais et catalyseurs de sensations. Si ces concentrations d’émotions sont servies par une écriture remarquable, Hers ne s’en contente pas, c’est aussi par le corps qu’elles apparaissent et circulent. Extraordinaires acteurs et extraordinaire direction qui contribuent, avec le travail de Sébastien Buchmann à l’image, au développement progressif d’un flux dont la puissance emporte le spectateur.
Comme on l’a vu, au début de chaque histoire, alors que le film rayonne par la beauté des images, le récit n’esquisse rien d’inédit. Pourtant ce qui frappe c’est d’abord les visages. Par exemple celui de Sandrine, dont les traits deviennent de plus en plus marqués au fur et à mesure qu’elle explique ses angoisses, qui s’oppose avec celui de sa sœur d’abord assez figé, lisse sous son béret à la mode et qui soudain lui confère un nouveau rôle, comme une nouvelle personne. Elle n’est plus la fille rangée à l’oreille de qui il est possible de se confier mais elle encourage sa sœur et l’entraîne par la force qui émane de son corps lorsqu’elle se met à danser. Les autres parties pourraient également être reprises en détail. Le père endeuillé (Didier Sandre) est ému par la présence de son beau-fils, il explique que ce repas lui fait du bien mais c’est dans son visage qui s’éclaire et s’assombrit en un instant que ces mots passent. Enfin, Hers enserre le corps pataud de Timothée Regnier (qui avec son frère signe une partie de la musique du film) dans un blouson de cuir trop étroit, colle sur les traits beaux et anguleux de Leila (Sandrine Blancke) une vie dure qu’elle lui raconte doucement. Après les visages, proches ou tendus les uns vers les autres malgré la distance, les corps marchent et leurs démarches dans la ville calme est aussi un langage. Il est étonnant qu’un film avec un tel soucis de l’image n’empêche pas de penser parfois qu’on se croirait devant un documentaire tant les scènes sont justes. D’un visage à l’autre, au moindre mouvement de peau comme de lumière, on sent passer le flux d’émotions, une communication permettant de croire totalement à ces personnages qui dans tant d’autres films ne resteraient que le produit d’un scénario mis en image pour faire rêver, mais dont le rêve se serait perdu entre l’auteur et le spectateur.
Forbach et Nice règnent sur le palmarès
Si l’on exclut notre favori, il est certain que la présence de ces deux films parmi les primés ne semble pas illogique. On peut toutefois déplorer que l’un comme l’autre souffrent d’une forme de transparence, aussi bien dans leur ambition que dans leurs intentions cinématographiques. On regrette la richesse du dispositif de Home de Patrick Chiha (édition 2007) ou la verve de Sophie Letourneur avec Roc & Canyon l’an dernier.
Nice, qui remporte le Grand Prix, le Prix de la jeunesse et celui de l’interprétation masculine, est d’abord l’envers d’un décor. Loin de la plage, de la vieille ville et des touristes, le Nice de Maud Alpi est celui des quartiers excentrés. La chaleur est au rendez-vous, les rues sont pleines de langueur au pied des tours grises et des autoroutes desséchées. La population qu’on y croise ne connaît comme vacances que les déambulations dans la ville. Martial, en fin d’adolescence, recherche ce qui reste de sa mère dans les mémoires, comme dans le bel affrontement verbal avec une employée des Assédic au tout début du film. La mère en question, après avoir enregistré quelques chansons, s’est prostituée, ce qu’on évite de lui dire et qu’il évite d’entendre. Il évite aussi de trop grandir, déjà mûri par la force des choses. Sacha Gorce mérite tout à fait son prix d’interprétation masculine en intégrant très justement la frontière particulièrement floue de cet âge, entre jeux désœuvrés et façades de l’adulte, la bière à la main pour s’accrocher et se donner l’illusion d’attendre. Belle chronique sociale donc, si ce n’est un dispositif envahissant dont on se serait bien passé : tout le domaine du non-dit est chanté, à la fois ponctuation du récit et voix off. Peut-être l’influence d’Honoré qui a impulsé récemment une production qu’on nous dit conséquente de court-métrage où l’on chante plus qu’on ne parle. On a vu procédé plus gratuit, mais il éloigne d’un récit réaliste sans produire autre chose que des phases d’artificialité.
Forbach de Claire Burger a donc réalisé une fructueuse moisson avec trois prix (spécial du jury, de la presse et du public). Il s’agit du récit du retour d’un enfant du pays dans cette ville bien tristounette de l’Est de la France. Samuel personnifie la réussite de celui qui est « monté à Paris », il interprète d’Artagnan dans une série populaire. Il croit pouvoir guider sur la voie d’une rédemption une mère borderline portée sur la bibine et un frère qui semble porter les stigmates physiques ingrats de celui qui est resté ici, tel un être échoué. Le film se situe à la frontière de l’affection que l’on porte envers les siens et de l’altérité. Une forme de drame existentiel d’être devenu autre, ailleurs, parcourt l’ensemble. En voulant, de son point de vue, tirer les autres d’affaire, il prétend agir contre les déterminismes ; il s’agit en fait d’une position de moralisateur qui souhaiterait façonner autrui à son image. Si Forbach jouit de certaines qualités, il s’agit aussi d’un objet assez banal, difficile d’en faire une complète réussite. On a bien compris ce que voulait dégager cette image terne et un peu sale, prise sur le vif, très montée, bien en accord avec la riante ancienne cité minière. Mais ce qui pose davantage problème, ce sont les quelques soucis d’écriture. De nombreux dialogues tombent à plat dans la mesure où il n’existe que pour dresser le fossé béant entre Samuel et les siens. Il en est ainsi de l’échange entre la mère et Mario, dans la voiture, lorsque le troisième est parti payer l’essence : le vilain petit canard resté au poulailler doit se manger le portrait élogieux de la part d’une maman fière comme un coq. Dialogues et situations ne fonctionnent pas ici, il s’agit, en quelque sorte, d’un scénario filmé. Ces faiblesses, qui se perpétuent tout le long, sont aussi le signe d’une mise en scène sans réelle solution pour figurer la distance entre les êtres.
Pour le reste, la sélection fiction rassemblait de nombreuses propositions. Parmi elles, on retrouvait des films entièrement soumis à une chute, forcément anecdotique, c’est notamment le cas de La Librairie de Schrödinger (Claire Vassé et Christophe Beauvais) ou encore Te revoilà Vladimir (Anne Benhaïem) qui revisite le marivaudage, avec assez peu de bonheur, surtout pour le premier. On note aussi la présence de films dans lesquels se tend un arc narratif qui nécessiterait davantage de durée. Le format du court obligeant à « le forcer » quelque peu ; sujet coup de poing, jeu des acteurs, recherche de « plans forts.» Ceci aboutissant à un résultat assez peu convaincant, L’Endroit idéal de Brigitte Sy en est l’archétype.
On remarquera finalement que dans les films sélectionnés, les plus intéressants ne sont pas souvent les mieux accompagnés dans leur production. Hormis des réalisateurs confirmés, comme Danielle Arbid avec ses Conversations de salon, épisodes 4, 5 et 6 et Jean-Paul Civeyrac qui fait preuve d’une heureuse sensibilité face à ses acteurs dans Malika s’est envolée, on citera l’essai d’Aurélien Vernhes-Lermusiaux : The Passenger. Fasciné par Zabriskie Point, un jeune homme dont on ne saura pas s’il est le réalisateur ou un personnage fait le voyage de France jusqu’aux États-Unis pour reproduire dans la Death Valley les scènes qui font suite à l’arrivée de Mark Frechette et Daria Halprin sur le parking du fameux point de vue. Une voix off féminine, destinatrice de lettres envoyées en France au fil du parcours, raconte l’épopée sur des montages de villes croisées, de paysages, avant la rencontre voulue fortuite avec de « nouveaux » Marc et Doria et le « retournage ». Le tout, malgré une difficulté à prendre son envol, intrigue finalement, et mélange avec habileté les genres et les matières qui le traversent.
Il y a finalement quelque chose d’un peu brouillé et souvent artificiel dans la cohabitation de ces deux sélections, fiction et expérimental. Le court-métrage est par essence un terrain d’expérimentation. Et il est assez remarquable que des films de la compétition fictions plutôt réussis grâce à leur audace, visuelle et surtout narrative, comme All Work (Nicolas Giraud) et 13 Steps to Leave (Salma Cheddadi), auraient très bien pu se trouver dans la section expérimentale. Et les films primés dans cette dernière compétition, qui a été moins suivie par nous, présentent sans doute davantage d’intérêts et d’enjeux que ceux de fiction. Ainsi Rome de Thomas Salvador (Prix du GNCR) organise une belle tension entre intérieur et extérieur, ouverture et enfermement, burlesque et gravité. Le ciel en contre-plongée forme une sorte de parenthèse de l’enfermement dans un somptueux palais de la capitale. En son sein, un personnage joue de la raquette de ping pong dans des espaces de plus en plus exigus et incongrus, jusque dans un placard. Les « tic tic tic » de la balle, de plus en plus nerveux et rapides, sont les indicateurs sonores de ce confinement grandissant. La deuxième parenthèse s’ouvre sur un ciel traversé par des nuées d’oiseaux tourbillonnant dans le ciel. La caméra s’ouvre à la captation de ce que le réel a à offrir ; quelque chose qui serait de l’ordre d’une inquiétante beauté. Quant à [vwa] de Brigitte Perroto (Grand Prix), il est construit autour d’images fixes animées et d’une voix-off de synthèse dont les mots semblent prononcés aléatoirement. Au-delà de la beauté des sonorités, des découpages de ce texte qui évoque en filigrane les possibles mémoires cachées d’une vieille voie de chemin de fer, [vwa] est un petit choc de 3 minutes 30 d’une étonnante densité. L’animation des photos prises sur les rails donnent l’impression qu’un train les emprunte à nouveaux, au milieu d’une nature qui a repris ses droits. À la fois accrocheur et esquissant des pistes de réflexion sur ses jeux techniques et l’appréhension des images, le film de Brigitte Perroto mérite largement son grand prix de la compétition expérimental.
Rétrospective « New York vs New York » : une rencontre au sommet
Une rencontre assez improbable entre Jonas Mekas et Martin Scorsese était programmée, dans le cadre de cette rétrospective. La visite bien réelle du premier au second, alors en plein tournage du film Les Infiltrés, s’est déroulée à Boston, alors que Notes on an American Film Director at Work : Martin Scorsese était programmé dans le cadre de la rétrospective « New york vs New York », à Pantin donc. Voici pour la toponymie.
Une belle étrangeté se dégage de ce film de Jonas Mekas, une rencontre entre deux esthétiques et deux personnages qui n’occupent pas, c’est le moins que l’on puisse dire, la même place dans le champ cinématographique. Si l’œuvre de Scorsese est peut-être et même sans doute une sorte de journal intime, on ne peut pas dire qu’elle partage grand-chose avec celle de Jonas Mekas : images « artisanales », marginales et fragiles pour l’un, cinéma certes indépendant pour l’autre, mais riche, spectaculaire et puissant. Mais c’est tout l’intérêt de Notes on an American Film Director, l’instauration d’un dialogue entre deux régimes d’images qui ne sont pas faits pour se rencontrer. Pour beaucoup, il s’agit d’images d’images ; ces scènes et ces personnages, dont la star Léonardo DiCaprio, de Scorsese contenues dans un film de Jonas Mekas, on peut dire que ça ne manque pas de sel. Puis surtout, cette manière qu’à la caméra du second d’être aimanté par le combo par lequel Martin scrute avidement, exalté comme un gosse par un nouveau jouet, sa belle machinerie bien huilée.
Mais Notes on an American Film Director n’est pas composé que d’images d’images. D’abord parce que le réalisateur d’origine lituanienne fabrique d’autres images, les siennes, à partir des images d’un autre, notamment en y intégrant la mélancolie et la gravité d’un Concerto pour violon de Bach. Mais ce n’est pas l’essentiel. Pris dans la folle dynamique centripète du cinéma de Scorsese, la caméra rejoint parfois le centrifuge. En effet, elle s’attarde parfois sur la périphérie des choses, sur ce qui ne sera pas contenu dans Les Infiltrés, ni dans aucun film du réalisateur de Taxi Driver. L’appareil quitte alors la lumière artificielle des réflecteurs pour aller à la rencontre d’une autre, naturelle celle-ci, il se promène à la surface des vitres brisées et fatiguées d’un hangar désaffecté, le long de fils électriques. Ici, Jonas Mekas rejoint son cinéma, compose son film ; celui d’un infiltré en territoire certes non hostile, mais étranger.