Chers Camarades ! est le troisième film qu’Andreï Konchalovsky réalise dans le cadre de son alliance avec le richissime mécène ouzbek Alicher Ousmanov, son « Laurent de Medicis », qui lui permet de creuser un sillon de films historiques d’auteur à l’ambition gargantuesque : dans Paradis, Konchalovsky cherchait à révéler la part d’humanité dans les camps de concentration nazis, quand Michel-Ange tentait de restituer à l’écran les visions du génie de la Renaissance. Son nouveau film s’inscrit dans le prolongement d’une œuvre pour le moins cavalière dans sa volonté de comprendre, voire d’absoudre, des âmes condamnées : hier celles d’un nazi et d’un artiste alcoolique, aujourd’hui celle de bureaucrates soviétiques dans l’administration Khrouchtchev coupables d’une répression meurtrière contre les ouvriers grévistes d’une usine ferroviaire. Si le dispositif tortueux de Paradis n’était pas sans troubler, l’autocritique contenue dans son portrait de Michel Ange, aussi vaniteux qu’excessif, contribuait déjà à déjouer un peu la confusion quant aux réelles vues du cinéaste. Chers Camarades !, à la mise en scène sèche et funèbre, n’a pas le même souffle que l’œuvre précédente, mais se présente comme une nouvelle étape passionnante dans le travail réflexif que mène Konchalovsky sur la part démiurgique de son cinéma, pas aussi immodeste qu’il n’y paraît.
Contourner le peuple
La reconstitution historique permet au cinéaste de restituer l’imaginaire d’une époque. Sa mise en scène contribue à dessiner les contours d’un monde peuplé de représentations (ici, explicitement, le format 1.33 et le noir et blanc pour rappeler l’imagerie des années 1960) dans lequel il fait évoluer ses personnages, questionnant leur foi et leurs manquements à celle-ci. Konchalovsky délimite un cadre temporel (deux jours) et géographique (une ville) restreint — la grève de Novocherkassk du 1er et 2 juin 1962, aux conséquences dissimulées par les dirigeants de l’URSS —, renforçant encore l’impression de mainmise qu’il exerce sur l’univers qu’il ravive. Le spectateur épouse le regard de Lyudmila (Yuliya Vysotskaya), une dirigeante locale zélée (elle regrette la déstalinisation) qui porte un regard omniscient sur le déroulé des événements : rouage actif de la chaîne de commandement soviétique, elle est aussi en charge d’une jeune fille gréviste et d’un père nostalgique des Tsars, entretenant malgré elle une proximité avec des pensées contestataires qu’elle s’efforce de contenir. Aussi lorsque Lyudmila se rend au magasin alimentaire au début du film, la mise en scène expose par un simple jeu de déplacement la brouille qui fait d’elle une tartuffe : la hausse des prix suscite de l’inquiétude et de la colère contre les dirigeants corrompus, des sentiments partagés par la mère de famille lorsqu’elle se mêle aux badauds, mais qu’elle oublie bien vite lorsqu’elle contourne la foule pour rejoindre la remise et obtenir sa ration personnelle.
Le cinéaste déploie dans la première partie une mise en scène figurant le fossé qui sépare les corps sociaux : le peuple, cadré dans l’embrasure d’une fenêtre ou déferlant sur une route, est filmé comme un bloc monumental et indéchiffrable, qu’il faut mieux contourner ou fuir — pas si étranger en cela au bloc de marbre qui obsède et met en péril l’artiste dans Michel-Ange. Quand la grève éclate, les membres du parti se déroberont sans panache par les égouts ou l’échelle de secours. Cette différence de traitement dans la mise en scène — aux dirigeants les plans moyens et les séquences dialoguées, aux grévistes les plans larges — joue malicieusement de l’imaginaire révolutionnaire pour mieux en souligner le dévoiement : le peuple apparaît moins comme une force compacte que comme une entité opaque et lointaine. Les raisons de la colère, pourtant évidentes, ne seront exposées que tardivement par les responsables qui ne cessent de mentir à ce sujet. Le peuple échappe par là au regard de Konchalovsky comme il échappe à ceux des membres du KGB et du parti qui ne parviennent pas à le comprendre (les agents essaient péniblement de recenser les manifestants avec des photos) : aveugle aux désirs de ses administrés, l’État socialiste n’est plus bon qu’à lui tirer dessus.
« On va s’améliorer ! »
La séquence du massacre est d’autant plus frappante que le cinéaste la double d’une personnification de ce « bloc peuple », à travers le corps de deux femmes tuées froidement par des balles perdues sous les yeux de Lyudmila. C‘est en orchestrant ce rapprochement entre l’héroïne et les victimes du système que le film peut enfin se permettre un renversement dans son système de représentation, s’attachant dès lors au sort de ces dernières. Konchalovsky reste à hauteur de ses personnages principaux, de leurs visions comme de leurs illusions. Michel-Ange, dont il partageait, non sans autosatisfaction, les éblouissantes visions, était aussi dépeint comme aveuglé par son opportunisme et sa lâcheté. De la même manière, c’est en épousant l’aveuglement de son héroïne que le cinéaste donne à son geste un dessein sensible : ne se bornant pas à une critique convenue de la mégastructure soviétique pour mieux en preserver l’idéologie, le cinéaste s’attache surtout à dresser le portrait d’une génération en proie à un terrible désordre dans sa foi.
La croyance dans le cinéma de Konchalovsky est intimement liée à ce que les personnages sont en mesure de voir. C’est l’objet du dernier mouvement qui accompagne l’héroïne dans la quête du corps de sa fille disparue : ce que l’on accepte de voir, c’est ce que l’on accepte de croire. Le film rejoue à plusieurs reprises ce principe. C’est parce qu’elle accepte l’icône mariale de son père exposée dans sa cuisine que Lyudmila, une fois acculée, peut trouver refuge dans sa chrétienté refoulée. C’est parce qu’il ne bondit pas à la vue du costume impérial du même père que l’austère agent du KGB devient un allié de Lyudmila. Et c’est en acceptant de regarder en face les cadavres que ces personnages pourront enfin interroger leur dévouement au pouvoir. La note finale est d’autant plus belle et ambiguë qu’elle inverse soudainement ce postulat : ne pas voir, c’est encore espérer. Renonçant à déterrer le corps présumé de sa fille, et donc à s’assurer de sa mort, Lyudmila laisse une porte ouverte pour sa survie comme pour celle d’un socialisme que l’on pourrait encore sauver. Il s’agit moins ici de la marque d’un cinéaste divin, sauvant arbitrairement des âmes et des idées, que de celle d’un metteur en scène au chevet des croyances de ses personnages.