Alors que son film d’études avait reçu un prix à la Mostra de Venise la même année que le Lion d’or, L’Enfance d’Ivan de Tarkovski (réalisateur dont il a été le co-scénariste à plusieurs reprises et film où il tient un rôle), Andreï Kontchalovski a reçu le Lion d’argent à Venise en 2014 (déjà en 2002 pour La Maison de fous) pour Les Nuits blanches du facteur (Aleksey Tryapitsyn). Le récit documentaire retrace la vie du facteur rural Alexsey Tryapitsyn sur le lac Kenozero, à moins de 1 000 km au nord de Moscou, dans la province d’Arkhangelsk, après celui qu’avait réalisé Kontchalovski en 2012, La Bataille pour l’Ukraine. Lors de la masterclass qu’il a donnée au Forum des Images le 17 juin dernier il a pu dire : « Le Facteur, c’est comme mon premier film ». Kontchalovski qui est passé, rappelons-le, par Hollywood entre 1980 et 1990, revient en effet ici à une sorte d’épure du cinéma, projet venu il faut dire un peu par hasard…
Le titre évoque une référence climatique, météorologique, à l’époque de l’été où le soleil se couche vers 9 heures du soir et se lève vers 1 heure du matin, mais aussi une référence littéraire : la célèbre nouvelle de Dostoïevski, Les Nuits blanches (1848), adapté par Luchino Visconti (Le Notti Bianche, 1957), Robert Bresson (Quatre nuits d’un rêveur, 1972), James Gray (Two Lovers, 2008), et récemment Paul Vecchiali (Nuits blanches sur la jetée, 2015). Roman sentimental d’une histoire d’amour déçu, c’est aussi le souvenir d’un rêveur à l’époque des nuits blanches à Saint-Pétersbourg. Le narrateur pour qui ses rêves sont des romans entiers énonce ainsi : « je suis un rêveur, j’ai si peu de vie réelle, j’ai si peu de moments comme celui-ci, que je ne puis pas ne pas les revivre dans mes rêves ».
« J’ai une araignée au plafond »
Kontchalovski semble bien jouer avec cette référence au texte dostoïevskien, comme avec ses effets d’attente, notamment en termes de drame romantique qui n’aura de cesse d’être empêché : on reconnaîtra à ce titre une certaine ironie à Kontchalovski dont les personnages évoquent un film diffusé à la télévision consacré à « un homme, une femme », mais il s’agit d’une fausse mise en abyme puisque cet horizon sera vite contrarié et impossible, au moins à deux reprises pour le facteur Lyokha.
Mais ce que retient Kontchalovski des nuits blanches dostoïevskiennes, c’est bien sûr la porosité entre rêve et réalité, et davantage encore la matière du réel, de la vie, beaucoup plus riche que n’importe quelle fantaisie comme l’a rappelé Kontchalovski lors de sa masterclass. Précisons qu’il ne s’agit pas d’un pur documentaire, avec des acteurs non professionnels (sauf le couple de la mère Irina et du jeune fils Timur, respectivement interprétés par Irina Ermolova et Timur Bondarenko), un maigre scénario s’attachant à montrer le quotidien du facteur Lyokha et ses courses en bateau à travers les villages et les visites aux habitants. Kontchalovski parvient ici à déjouer une pure répétitivité, dans la mesure où, heureusement, les vitesses varient comme les entrées de champs, avec notamment une attention particulière sur les amorces.
C’est un réel reconstitué par des situations qui ont été recréées (voir également le stock footage pour les émissions de radio ou de télévision). Et c’est un réel aussi qui s’enchante : l’attention aux détails, tel le pan de mur vert de la maison de Lyokha, ou les motifs ornementaux fleuris de la bouilloire, de la taie d’oreiller, ou encore du papier peint, prennent un relief particulier, et sont propices à la rêverie. Tout comme le bouquet posé sur la rambarde extérieure qui change d’un jour à l’autre à l’entrée de la maison d’Irina, contrepoint visuel à la situation triviale du dépôt du courrier.
C’est ainsi que le film nous fait toucher la fantaisie du réel, le réel contigu à la fantaisie : l’enchantement peut faire irruption à chaque instant, intensifier le réel, et même le disloquer, que ce soit dans les moments de réveil de Lyokha lorsqu’il voit un magnifique et imposant chat gris, vraisemblable réminiscence du bestiaire de Chris. Marker ; ou dans les moments où une parcelle d’herbe, un insecte sur une tige acquièrent le statut de gros plan. La première séquence disloquée fait craindre le pire au son du Requiem de Verdi, citation musicale de Nostalghia de Tarkovski (le compositeur Artemiev, collaborateur de Tarkovski sur Solaris et Stalker est également crédité pour sa collaboration musicale au générique), et pourtant : on avoue être bercé par ce bref et doux rêve vite interrompu, citant sans conteste Le Miroir. Le « Kyrie » de Verdi revient ainsi à plusieurs moments opportuns comme refrain poétique, signant une musique intérieure du personnage et une forme d’intensification de son être-au-monde. L’épisode avec le jeune Timur est du même acabit et convoque, en sus d’une autre référence tarkovskienne, une douce et simple poésie visuelle qui, littéralement, fait ondoyer le réel et met celui-ci sens dessus dessous.
La « déesse de la Fantaisie » des nuits blanches dostoïevskiennes peut ainsi jaillir d’un recoin inattendu du réel, comme de notre pensée. « J’ai une araignée au plafond » dit Lyokha : c’est tout aussi bien l’araignée d’eau en gros plan à l’écran que celle métaphorique de son esprit.
« Encore heureux que tout pourrait être différent »
Si l’idée du film vient à l’origine pour Kontchalovski d’une chronique lue sur Internet consacrée aux facteurs dans les provinces de Russie qui l’a sensibilisé à la question de la disparition de certains villages, on devine qu’il s’agit moins de rendre compte d’un fait de société et d’y sensibiliser, ni de faire état de personnes vivant en dehors du système, et dont le système est plus ou moins indifférent (ainsi, le lancement des missiles de la station militaire aéronautique à proximité), ni encore de revendiquer la mission de service public du facteur ; mais davantage de montrer leur quotidien dans sa nue et pauvre simplicité. Kontchalovski se revendique de Bresson, tout comme pour la fantaisie, de Buñuel. C’est dans cette humanité que Kontchalovski touche là où on ne l’attendait pas, mais aussi presque malgré lui par la réalité des vies qu’il filme : dans les aspirations et les rêves des uns, les décisions prises, les petitesses des autres, ou encore les difficultés et les mélancolies de tout un chacun. C’est cette mélancolie qui émeut précisément, notamment avec le voisin de Lyokha, dépensant toute sa retraite dans l’alcool et abîmé par la vie, énonçant : « encore heureux que tout pourrait être différent ».
C’est ainsi à une mystérieuse nostalgie qu’accède le film, principalement assurée par la musique : lors de la fête improvisée des voisins qui tourne mal, se télescope la trivialité entraînante de la chanson « O, Bože, Kakoj Mužčina !» (« Oh My God What a Man ! ») par la chanteuse russe pop Nataly et l’extrait de Verdi au moment où Lyokha s’évanouit. Cette harmonie des contraires réussit en effet – rappelons que Kontchalovski était musicien avant d’entrer à l’école de cinéma russe, le VGIK –, comme dans le récent et premier documentaire du russe Denis Klebleev, Strange Particles (Strannye Chasticy, 2014) présenté et primé au dernier Cinéma du réel (2015) où cohabitaient la chanson de Titanic interprétée par Céline Dion et un extrait des « Concertos italiens » de Bach au hautbois.
À partir d’un film sur un sujet en apparence insignifiant, Kontchalovski, que Tarkovski a qualifié d’imposteur au cinéma – et même de fumier – donne donc à voir un film simple augmenté de ce qu’il faut voir moins comme un plagiat que comme une révérence productive et non empesée ponctuellement au cinéma de Tarkovski, n’ayant pas les travers des nombreux films se réclamant de ce dernier (nous pensons notamment au Bannissement de Zviaguintsev en 2007). On se dit néanmoins que le modèle est bel et bien là (ici, la collaboration avec Artemiev, la citation de Shakespeare ; là, les références dont Kontchalovski se réclame comme Bresson, Bergman, Buñuel), et Tarkovski considérait, sans l’avoir réalisé, la chronique comme une forme de cinéma idéal, celle de recréer la vie. Relativement à celle-ci, on se demande dans quelle mesure Kontchalovski n’est pas influencé par son compatriote contemporain Sergei Loznitsa, documentant dans une veine plus extrême et en quête de justesse et d’empathie les personnes des confins de la Russie, par exemple dans Lumière du nord (2008). La caméra de Kontchalovski se fait quant à elle parfois surplombante, prenant des airs de surveillance, pour filmer ses personnages. Et la séquence finale sans paroles constituant le générique, toute en frontalité des personnages, dos tournés relativement au mouvement avant du bateau, signe peut-être moins l’impasse de ces personnages vivant à l’écart du système que celle même du cinéma de Kontchalovski, lequel a énoncé : « Je vais montrer mon film aux “acteurs” du village. Je ne pense pas que cela va les intéresser. Mais le public occidental va y trouver un intérêt certain. Ils sont peu familiarisés avec la vie russe. Ils auront du mal à croire qu’il y a des endroits où les gens vivent comme ça. »