En dépit du Lion d’argent reçu à la Mostra de 2002 pour La Maison de fous, il faut bien dire qu’Andreï Konchalovsky, l’ancien collaborateur de Tarkovski et réalisateur du Premier Maître, de Sibériade et même de quelques films américains, est progressivement passé sous le radar des cinéphiles depuis son retour en Russie dans les années 1990. Pour ces derniers, sa remise en lumière par son nouveau film aurait pu être un motif de réconfort, si celui-ci ne donnait pas l’impression que quelque chose s’était perdu en route.
Réalisé avec des acteurs non professionnels dans leurs propres rôles et leurs propres lieux de vie (au bord du lac Kénozéro, au nord-ouest de la Russie), The Postman’s White Nights se présente en somme comme un documentaire-fiction ; certains plans chez l’habitant, pris depuis un coin de la pièce, font même penser à une caméra de surveillance ou à l’observation d’une expérience. Le film conte les aventures pas si extraordinaires du facteur qui dessert la région avec son bateau à moteur, fait la causette, file des coups de main, négocie avec les militaires en poste dans la région et notamment au cosmodrome voisin. Et à part ça ? Rien, en tout cas rien de spectaculaire. On apprend que c’est un ancien alcoolique. Il passe quelques nuits blanches, son sommeil étant hanté par un chat gris qui lui rendrait visite dans sa demeure — mais est-ce bien un rêve ? Il a le béguin pour une femme du coin, et se rapproche du fils de cette dernière. Et le moteur de son bateau est volé, peut-être par des voisins. Konchalovsky semble s’être bridé au maximum sur les temps forts, tentant de capter les oscillations des événements les plus banals, voire des moments où rien ne se passe — comme ceux où tout mouvement humain s’arrête et où la caméra fixe les ondulations de la surface de l’eau, tandis que retentit la musique atmosphérique et chorale d’Édouard Artémiev (autre ancien collaborateur de Tarkovski).
Le résultat, cependant, est aussi étrange que décevant : un film où tout est nivelé, où une pause sur le lac, un rêve, un moment de voyeurisme, un constat de vol et une bagarre (car il y en a une) provoquent strictement la même tension, minimale de surcroît. Rien n’accroche, rien n’a vraiment d’importance puisque l’attention que porte le cinéaste à tout est celle d’un metteur en scène finalement distant, qui cherche sans doute à observer une certaine réalité, mais abrité derrière une idée lointaine et courte de ce qu’elle devrait être au cinéma. Tout se passe comme si Konchalovsky avait espéré que le caractère réaliste des personnages et des événements, observés avec une telle neutralité, serait de lui-même sublimé à l’écran, qu’il lui suffirait de la contempler, quitte à remplir quelques blancs d’une dimension supposément éthérée (la musique d’Artémiev) et à ajouter une brève touche de comique signifiant (une fusée décolle en arrière-plan, le progrès est ailleurs mais la vie continue…). Seulement (ceci dit sans prétendre donner des leçons de cinéma), on voit bien que cela ne marche pas ainsi. Il manque au regard de Konchalovsky une certaine prise de position de cinéaste vis-à-vis de ce qu’il filme — non une mainmise surplombante comme chez les auteurs surfaits, mais juste quelque chose qui identifierait ce filmage comme un regard effectif, concerné, et non un enregistrement peu investi. C’est une dimension sans doute un peu mystérieuse du cinéma, mais elle fait toute la différence. L’œuvre de Tarkovski (encore lui), qui pouvait sublimer les tremblements d’un verre d’eau, en est une des meilleures preuves.