Curieux projet que celui du nouveau film d’Andreï Konchalovsky : évoquer l’extermination des Juifs par le régime nazi dans un drame impliquant trois points de vue différents et entrecroisés. Paradis suit le parcours tragique d’une héroïne, aristocrate russe entrée dans la Résistance française, depuis son arrestation jusqu’à son calvaire dans un camp d’extermination. Son chemin croise celui de deux personnages a priori antagonistes : un commissaire de police français qui l’interroge et qui profiterait volontiers de sa position dominante sur elle ; et un autre aristocrate, allemand, entré dans la SS et devenu administrateur du camp où elle est détenue, terrible coïncidence puisqu’il se trouve l’avoir côtoyée et même désirée dans un passé aussi enchanteur que lointain. Trois destins, trois langues, trois perspectives : il y a bien là un dispositif en place pour jeter des lumières contradictoires sur l’horreur, mais la rigueur hypothétique de la démarche — appuyée par les choix esthétiques de la réalisation : noir et blanc, cadre en 1.37 — est minée par un flou préjudiciable sur les motifs en jeu.
La façon dont il marque son regard rétrospectif, d’abord, laisse perplexe. Le récit des choix dramatiques des trois personnages est entrecoupé d’extraits de confessions de ceux-ci a posteriori filmés comme des interrogatoires. Face caméra, dans une pièce nue, chacun se confie sur les nuances implicites de son attitude. Au bout d’un moment, il s’avère que chaque témoignage se situe non seulement après les faits mais aussi après la mort du témoin, ce qui — avec l’indice du titre du film — révèle la dimension moraliste particulière de la confession et de son lieu austère. Cependant, Konchalovsky ajoute un vernis supplémentaire à ces petites scènes d’antichambre, les criblant de raccords cut voire de simulations de sortie de bobine, comme s’il s’agissait d’archives de témoignages eux aussi passés, déjà recueillis et montés — une manière aussi de mettre en avant la technique du cinéma comme une contribution à transmettre le témoignage à la postérité. Difficile, cependant, de voir dans ces effets autre chose qu’une décoration un peu lourde sur le propos que le film veut se donner.
Le nazi romantique
Ceux d’entre nous qui ont découvert Paradis à la Mostra de Venise 2016 (d’où il est reparti avec un Lion d’argent, le troisième pour Konchalovsky) ont loué sa façon de mettre en évidence les contradictions éthiques de ses personnages : l’héroïne capable de sacrifices en étant torturée par la peur, les salauds s’accrochant à leurs illusoires perspectives d’avenir qui pourraient les rendre sympathiques si en pratique ils ne commettaient pas l’impardonnable. Or à le revoir en salles, on réalise que c’est là que le parti-pris artistique du cinéaste (que l’on savait déjà, au vu des Nuits blanches du facteur, devenu plus intéressé par ses conceptions personnelles du cinéma que par ses sujets humains) se révèle moins éclairé et admirable qu’il ne le souhaiterait. Il ne semble travailler l’ambiguïté de ses personnages que comme une matière abstraite ; il prétend leur faire soulever des questions sur leur nature humaine, mais s’empresse d’apporter des réponses, pour certaines contestables.
Le personnage de Helmut, le noble Germain devenu nazi avant d’être torturé à la fois par sa conscience et son amour perdu, incarne à lui seul ce problème. Il faut dire que c’est celui des trois dont le parcours est décrit sur la plus longue durée et avec le plus de détails. De la mort de sa mère et la vente du manoir familial à son tourment intérieur dans le camp de la mort qu’il administre, le film entend documenter, par reconstitution, rien moins que le basculement d’un individu a priori sympathique (il est si bon avec ses domestiques) dans un système indéfendable, en passant par une scène dans le bureau de Heinrich Himmler en personne où l’on s’attarde sur l’hypnose du chef (celle d’Adolf Hitler, véhiculée à travers le chef de la SS). L’ennui est que Konchalovsky veut à tout prix expliquer ce basculement, ne pas laisser passer Helmut pour un salaud sans raison ; alors il tente d’imprimer des nuances à son comportement, lui fait asséner ses motivations. Ainsi le comportement de Helmut en rigoureux serviteur du régime (cette attitude même qu’Adolf Eichmann invoqua pour sa défense le jour de son procès) le poussera à sauver une de ses anciennes domestiques de la déportation tout en faisant emmener les parents de celle-ci ; plus tard, c’est avec la même rigueur qu’il pointera sévèrement la corruption de l’officier à la tête d’un camp de la mort. Le film s’appuie sur cette ambivalence pour faire osciller le baromètre de la sympathie envers ce personnage avec un sens de l’opportunité parfois suspect : c’est justement au camp que Helmut s’apprête à renouer avec son amour perdu. Il nous vient une pensée pour Paul Verhoeven qui, dans Black Book, mettait en scène un officier nazi sujet au désir sexuel, sans s’embarrasser de précautions de caractérisation : c’est un désir que cette idéologie n’étouffe pas. Or Konchalovsky souhaite tant humaniser son condamnable personnage qu’il l’entoure de prétextes à ses actes bienfaisants comme malfaisants, à ses cas de conscience alors qu’il continue son parcours au sein de la machine nazie, au point de n’en faire qu’un gage artificiel de moralité ambiguë.
Les paradis des perdus
Ainsi entendra-t-on Helmut invoquer à plusieurs reprises le mythe que lui ont fait miroiter certaines discours de grandeur à retrouver, le poussant à embrasser le nazisme : celui d’un « Paradis » allemand à la construction duquel contribueraient les fidèles serviteurs du Reich, et auquel s’apparenterait la colonie qu’un ancêtre de Helmut fonda jadis au Paraguay. Apparaît là l’ambivalence complaisamment entretenue par le film sur le mot de son titre qui recouvre de fait plusieurs « Paradis » : l’au-delà aux portes duquel les personnages défunts sont interrogés, le passé resplendissant des fêtes avec l’amour de jeunesse que Helmut se remémore avec nostalgie, le mirage idéologique qui pousserait certains à défendre le pire, peut-être même la petite vie tranquille à laquelle aspirent les collaborateurs comme le commissaire français. Voir le film comme une dissertation autour de ces « Paradis » inaccessibles ne lui rend pas vraiment service, tant ses arguments sur ce thème tournent court. Mais lui non plus ne se rend pas service, en appuyant ainsi son portrait d’un SS qui serait, en somme, un fond de brave type tragiquement égaré dont le plus grand tort serait de croire en une chimère. Peut-être, si Konchalovsky était plus proche de ses personnages et un peu moins de sa posture d’auteur, aurait-il pu produire quelque chose d’intéressant de cette interprétation incongrue. En l’état, l’erreur de parcours la plus dérangeante est la sienne.