Après un passage à vide en mi-festival, la Mostra de Venise s’est achevée en laissant la sensation d’avoir gardé le meilleur pour la fin. Déjà récompensé du Lion d’argent il y a deux ans avec son Les Nuits blanches du facteur, Andreï Konchalovsky livre avec Paradise – hommage aux Russes ayant fait part de la résistance française – une œuvre saisissante par sa beauté visuelle et l’exigence de ses questionnements éthiques.
Histoires, dialogues
Paradise suit la trajectoire d’Olga, une aristocrate russe qui finit dans un camp de concentration pour avoir voulu protéger deux enfants juifs. Elle rencontre le long de ce parcours les deux autres protagonistes du film : un collaborateur français censé l’interroger à la préfecture, puis, une fois dans le camp, un officier SS (Helmut, lui aussi aristocrate) rencontré avant la guerre lors de vacances en Toscane, et épris d’elle depuis. Le dispositif du film repose sur la juxtaposition de l’histoire et de segments où les personnages s’entretiennent face caméra, segments dont on devine peu à peu qu’ils ont lieu a posteriori, après la mort respective des protagonistes.
On comprendra sans difficultés, au vu du titre, la nature de l’entretien en question. Mais ce qui fait la force de Paradise n’est pas tant cette parabole (attendue) que la manière dont Konchalovsky interroge incessamment l’éthique de ses protagonistes, en juxtaposant brutalement leurs expériences et leurs narrations. On voit ainsi dans les premières scènes la protagoniste proposer ses services sexuels contre la libération de son ami torturé : tandis que le collaborateur décrit la scène comme la promesse d’une fringale avec une aristocrate, l’intéressée évoque sa peur panique de la torture. À partir de ce premier champ-contrechamp, le ton est donné : de l’entretien à l’histoire, et d’un entretien à l’autre, les versions exposent les positions antithétiques avec lesquelles ces trois personnages font face à leur époque.
L’enfer, c’est les autres
Olga incarne ainsi une altérité totale, qui met à nu les illusions où se réfugient ses bourreaux. Son rapport au langage s’en ressent, tant il exprime la douleur inhérente à l’acte de raconter. Alors que le collaborateur nous parle de sa vie sans histoires, que Helmut décrit son rêve d’un paradis allemand incarné par l’Allemagne, ou, en alternative, par la colonie que son noble ancêtre a fondée au Paraguay, Olga hésite. La seule à être incapable de s’exprimer, elle tâtonne, refuse de répondre, s’effondre au cours de l’entretien, mettant à nu l’enfer indescriptible sur lequel sont bâtis les paradis de ses antagonistes. Alors que Helmut s’extasie après l’avoir retrouvée dans le camp, pensant revivre avec elle son amour de jeunesse, celle-ci s’interroge avec consternation sur l’étendue de ce que l’homme qu’elle a connu jadis « s’est fait à lui-même ». De sorte que si la Shoah reste au centre de son film, Konchalovsky déplace l’enjeu : à travers ces confrontations entre la prisonnière atypique et les deux hommes, son but est de restituer une perspective où l’expérience des bourreaux s’entrechoque avec celle des victimes.
Images, visages
Parallèlement à ce dispositif, le réalisateur interroge l’innocence même des images, à partir du rapport qu’entretiennent les personnages à celles-ci. C’est ainsi qu’au moment où Helmut et son ami consultent les photographies du front prises par ce dernier, le cliché d’un soldat adolescent en larmes troue l’illusion guerrière dans laquelle ils se complaisent. Mais surtout, c’est la valeur de l’image filmique même qui est questionnée, à travers les films de vacances que l’officier nazi projette dans sa chambre. En un sens, la texture du noir et blanc rend compte, presque à elle seule, de ces ambivalences. Elle incarne, avec une légèreté un peu chaplinienne, un passé féerique où l’on se perdrait avec nostalgie (l’officier tient d’ailleurs ses bobines dans une boîte à jouets). Mais en contrepartie du paradis perdu se niche également la violence d’une époque, qui surgit lorsqu’un un officier joufflu déporte les parents d’une vieille servante de Helmut. La maladresse du bourreau, autant que les gestes saccadés de la servante qui remercie d’abord son patron de lui sauver la vie, avant d’apercevoir ses parents monter dans le camion, rend plus patente – parce que radicalement contraire à toute esthétisation – l’horreur de la scène.
Cette ambivalence s’exprime également, aux confins entre performance d’acteur et qualité de l’image, dans cette attention au portrait qui caractérise le noir et blanc du cinéaste. Il s’est trouvé des « journalistes » pour préciser que, même crâne rasé, Julia Vysotskaya restait très belle. Dommage qu’un commentaire aussi abject passe à côté de la transformation sidérante qui la fait passer du statut de diva aristocratique à celui de prisonnière aux traits ravagés par les douleurs du camp. Là où le visage de Helmut et du collaborateur ne sont que des masques bonhommes ou courtois travestissant leur humanité éteinte, le visage hanté de la protagoniste, lui, dit vrai. C’est à travers cette confrontation impitoyable à la vérité que le film de Konchalovsky rend hommage à ceux qui, loin de se réfugier dans des paradis d’apparat, ont désespérément tenté de faire face à l’horreur de leur époque.