Ali, Nejat, Susanne, Ayten, Yeter et Lotte. À la faveur de rencontres et d’événements extraordinaires, ces six personnages vont peu à peu s’écarter des lignes qu’ils se sont tracées, pour explorer plus profondément les liens de la filiation. Scénario élaboré sans être alambiqué, mise en scène qui ancre les personnages dans des lieux bien précis, symboliques ou réels, Fatih Akin livre avec De l’autre côté un film précieux.
Cet « autre côté » sur lequel Fatih Akin joue subtilement l’équilibriste, rassemble à la fois l’idée d’un fossé entre les générations, entre les profils sociaux, les idées politiques, et deux pays. Toutes ces choses à la fois font de De l’autre côté, un précieux entrelacs de sentiments, de langages, de lumières opposées (Allemagne/Turquie), de frontières géographiques, humaines, de destins croisés et de rencontres ratées. De l’autre côté imbrique plusieurs histoires : celle d’Ali (Tuncel Kurtiz, un des acteurs les plus populaires de Turquie, qui a travaillé avec Hiner Saleem ou encore Peter Brook), vieux Turc vivant en Allemagne depuis de longues années, et de son fils Nejat, jeune universitaire ; celle de la prostituée Yeter et de sa fille Ayten, engagée dans la lutte pour les droits des Kurdes ; et celle de Susanne (magnifique Hanna Schygulla), et de sa fille Lotte, étudiante idéaliste.
Tous les profils, tous les âges, sans qu’un soit privilégié par rapport à l’autre, sont mis en scène ici. Hambourg, Brême, Istanbul et les petits villages de la côte turque sont filmés comme autant de réceptacles aux différences de traits et de personnalités des personnages. Ces lieux deviennent des révélateurs de la vérité de chaque personnage. Et c’est bien toute la réussite du film : l’essentiel n’est pas dans les rebondissements scénaristiques (l’intitulé de chaque chapitre du film les anticipe, sans que le déroulement ne soit gâché), mais dans le flux incessant qui fait aller et venir ces personnages entre deux terres, pour des raisons différentes, mais les ramène toutes vers une seule terre fédératrice : la question de la filiation. Ces liens, biologiques ou non, sont explorés avec d’autant plus de force qu’ils prennent tout leur sens dans l’appartenance aux lieux. Ils ne sont pas seulement des lieux géographiques mais des lieux investis métaphoriquement par les personnages : un lieu solaire pour Nejat, un lieu de lutte pour Ayten, un lieu où Lotte peut grandir et enfin un lieu où Susanne revient vers sa jeunesse et vers la compréhension de sa fille.
Mais cette dimension n’a rien de statique chez Fatih Akin qui enchâsse la question du lieu à celle du voyage et du déplacement : bandeaux goudronnés des routes de Turquie, trains, bus d’Allemagne, tunnels débouchant sur la lumière, ponts aérien et maritime entre deux rives… une option délibérée de mise en scène qui traduit clairement l’idée de l’autre rivage toujours à atteindre, d’une frontière à dépasser. Le déplacement n’est pas utilisé par Akin comme un mode d’opposition entre l’Allemagne et la Turquie, mais plutôt comme un révélateur. Les personnages se retrouvent en Turquie parce qu’ils ont touché un côté d’eux qu’ils n’avait pas encore exploré, et non par une envie de Turquie en tant que telle. C’est finalement bien la Turquie qui représente pourtant le rivage atteint. L’idée du réalisateur n’est pas de rejeter l’Allemagne comme une terre hostile, mais de faire de la Turquie le réceptacle de l’avenir : bon ou mauvais, c’est en tout cas un changement essentiel dans la vie des personnages, une bascule.
Accordant à la lumière, aux corps – qu’ils soient immobiles ou en mouvement – des acteurs (tous excellents), Fatih Akin évite l’écueil du film trop dialogué. Les rencontres manquées entre Nejat et Ayten, Ayten et Yeter, participent aussi de cette volonté de transcrire à l’écran les hasards de la vie. Fatih Akin est ici très subtil : contrairement au tic classique du « film choral » qui voudrait que tous les personnages se rencontrent d’une façon ou d’une autre, ici, l’important est bien plus dans le chemin emprunté par les personnages que dans une chute narrative évidente. Avec ce nouveau long-métrage d’une maturité admirable, nul doute que Fatih Akin est bien passé de l’autre côté : celui des grands réalisateurs.