Le génocide arménien de 1915 et la diaspora à laquelle il a contribué appellent-ils une représentation en images de fiction ? Sans doute. Mais pas n’importe comment, pas par n’importe quelles images, et surtout pas par des faiseurs sans un minimum de conscience de ce avec quoi ils jouent. C’est une question de responsabilité (dit autrement, en osant un mot qui fâche : de morale), notion que le trop empressé Fatih Akin semble avoir complètement passée par pertes et profits. Le réalisateur de De l’autre côté s’avance ici avec son grand sujet, son hypothétique légitimité à en parler (il a auparavant monté un projet avorté de film sur le journaliste arménien de Turquie assassiné Hrant Dink), la signature prestigieuse qui accompagne la sienne (son coscénariste Mardik Martin, ancien collaborateur de Scorsese). Tout cela, hélas, n’empêche pas son récit d’odyssée à travers le monde et la tragédie historique de relever du pire supplice qu’on puisse infliger au devoir de mémoire.
On a déjà évoqué, lors du passage du film à la dernière Mostra de Venise (en compétition !), l’académisme de plomb qui se manifeste chez lui par toutes sortes de symptômes : laideur esthétique, usage opportuniste et douteux des langues étrangères pour caractériser bons et méchants, fadeur inébranlable des comédiens à commencer par la tête d’affiche Tahar Rahim (lequel a bien laissé s’envoler les espoirs placés sur ses épaules depuis Un prophète de Jacques Audiard). Il nous faut néanmoins en remettre une couche, parce que cet académisme véhicule quelque chose de plus grave qu’un florilège de maladresses d’exécution : les stigmates d’un affreux manque de sincérité dans les intentions du cinéaste. Il faut en effet une sacrée dose d’indulgence pour, après avoir vu The Cut, persister à croire Fatih Akin aussi profondément révolté qu’il le prétend par l’horreur qu’il reconstitue.
Cette vieille affaire de morale
On s’étrangle dès le début devant le passage obligé de l’Arménie « d’avant », complaisamment décrite comme un petit éden où le ciel est bien bleu, la roche bien jaune et où le peuple (que l’Histoire sait pourtant déjà opprimé à cette époque) ne s’en fait pas trop, peinture digne d’un parc d’attractions et plus contrefaite que même le pire tâcheron hollywoodien n’oserait en faire. Nulle part, dans cet enjolivement, on ne trouve d’attachement sincère à un pays, mais plutôt la tâche impersonnelle et pataude de surligner l’iniquité et la monstruosité qui vont suivre. Et quand elles suivent, le film tourne à l’exercice de reconstitution des crimes et des souffrances où ne priment que l’exhibition et la démonstration, de l’horreur mais surtout du savoir-faire du réalisateur et de ses techniciens à les reconstituer, et dont l’absence de réflexion morale culmine en un plan en particulier, relevant d’une posture rigoureusement indéfendable. Alors que dans un sordide camp de déportés le protagoniste Nazaret (nom choisi à dessein, sans doute) tient dans ses bras sa belle-sœur malade qui le supplie encore et encore de mettre fin à ses souffrances (en anglais, bien sûr : « End my suffering !»), la caméra se place bien face à eux et se rapproche en un travelling calculant sa lenteur et qui n’en finit pas, captant la supplique répétée ad nauseam et guettant dans un infâme pseudo-suspense le moment où le héros va craquer et y accéder.
The Cut n’atteint plus de nouveau, par la suite, ce niveau d’abjection (oui, encore un vieux mot qui fâche), mais il reste entièrement et irrémédiablement terni par cet attachement écrasant au travail bien fait, au tour de force du fignolage de l’histoire reconstituée jusque dans ses détails les plus repoussants, au détriment de toute connexion personnelle réelle avec le sujet — déficit qui culmine dans des moments comme celui-ci, qui rappellent à notre souvenir la fameuse polémique du « travelling de Kapo ». « Il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement », écrivait Jacques Rivette à propos du geste controversé de Gillo Pontecorvo dans son film. Ce qui navre dans la posture de Fatih Akin est justement que, trop attaché à son devoir d’élève zélé sur un sujet difficile, trop assuré de ses ressources, il a renoncé à sa propre capacité à craindre et à trembler, laissant ces tâches à la charge des seuls spectateurs. Alors nous craignons et nous tremblons, mais nous frémissons surtout devant le simulacre de sensibilité joué par un filmeur consciencieux mais sans conscience.