Avec Head-On et De l’autre côté, Fatih Akin a su s’imposer comme un réalisateur important, relayant avec justesse la parole des immigrés turcs en Allemagne. En mettant en scène les problèmes de cette minorité silencieuse, dans ces drames d’une noirceur poignante, il interroge les notions d’identité et d’intégration au sein d’une nation au lourd passé historique, dans laquelle ces questions restent encore taboues. Avec Soul Kitchen récompensé par le Prix du jury à Venise en 2009, il change de registre en se confrontant avec succès à la comédie tout en gardant un regard acerbe sur le contexte socio-économique de son pays.
Les ennuis s’accumulent pour Zinos, le jeune propriétaire du Soul Kitchen, un restaurant populaire de Hambourg. Sa femme décide de partir travailler à Shanghai, son nouveau chef cuisinier fait fuir la clientèle d’habitués, le fisc ne tarde pas à lui tomber dessus. Tout se complique encore lorsqu’il décide de rejoindre sa femme et de confier le restaurant à son frère Illias tout juste sorti de prison, que ce dernier s’empresse de perdre aux jeux contre un promoteur véreux. Zinos nous conduit alors au fil de ses déboires, dans sa course folle pour récupérer, contre vents et marées, le Soul Kitchen. Le scénario de ce film inspiré de l’histoire d’un de ses amis, le comédien Adam Bousdoukos, qui incarne le rôle de Zinos, dormait dans des tiroirs depuis plusieurs années. Après le succès de Head-On, Fatih Akin s’est finalement décidé à le réaliser.
Pour cette comédie extrêmement référencée, il se réapproprie différents genres cinématographiques comme le Heimatfilm, film du terroir à la mode en Allemagne dans les années 1950, dans lequel un héros évolue dans son microcosme, son foyer qu’il affectionne particulièrement et dont il vante les mérites. Zinos le restaurateur, est très attaché au Soul Kitchen, lieu emblématique autour duquel se construit la trame narrative. Il rêve d’une vie familiale simple avec sa copine Nadine. Mais malheureusement, le destin s’acharne contre lui. Non seulement son rêve de fonder un foyer s’effondre, mais son affaire périclite à son plus grand désespoir. Zinos incarne avec bonhomie l’antihéros absolu. Personnage burlesque et attachant, il cumule les gaffes et les injustices. Fatih Akin joue de cette accumulation, de cette exagération et des contrastes pour nous faire sourire. Le pauvre Zinos, pour lequel on éprouve une profonde empathie, souffre d’une hernie discale qui le met dans des postures grotesques. Adam Bousdoukos n’hésite pas à forcer le trait et à grimer avec exagération la douleur que ressent ce personnage affaibli par ce handicap, si bien qu’il en devient tout bonnement ridicule.
Akin joue également des contrastes pour faire naître des situations comiques. Ainsi Zinos après son service du soir, alors qu’il est imprégné de l’odeur nauséabonde de friture, retrouve dans un restaurant huppé son épouse et sa famille qui ne manque pas de lui faire un accueil plutôt réservé. De même la contrôleuse du fisc à l’air si sévère, sous l’emprise de la mystérieuse épice aphrodisiaque, se transforme en une délirante nymphomane. De cette comédie émerge une galerie de personnages haut en couleur, volontairement caricaturés et très attachants. On y retrouve avec bonheur Birol Unel, l’acteur principal de Head-On en chef cuisinier atypique et lunatique, qui tente en vain de proposer aux clients du Soul Kitchen, habitués aux fritures en tout genre, une cuisine gastronomique. Tel un maître spirituel, il apprendra au jeune Zinos, les rudiments de son art culinaire dans un montage effréné digne des plus mythiques films de kung-fu.
On n’est pas surpris si comme dans toute la filmographie d’Akin, la musique prend une fois encore une place prépondérante. C’est elle qui fera renaître le Soul Kitchen de la faillite. Les standards du funk, de la soul américaine créent l’ossature de certaines séquences, notamment celles des soirées dansantes qui deviennent de véritables clips musicaux insérés dans la narration. Ces morceaux ne sont jamais plaqués et on sent que la musique était déjà présente sur le tournage. La caméra adopte ses rythmes en suivant les personnages au gré de leur déplacement. Le montage cadencé vient renforcer le dynamisme de cette fresque dans laquelle se succèdent allègrement les gags. L’habillage graphique du générique ou l’esthétique désuète des flyers distribués par les serveurs pour faire la promotion du restaurant dont le nom s’érige en lettres à la typographie stylisée renforce sur le plan visuel cette volonté de faire référence à la scène noire américaine des années 1970.
Cependant le réalisateur n’abuse jamais de l’usage de ses codes et privilégie volontiers une mise en scène et des décors sobres pour éviter que son film ne bascule du côté de la parodie et conserve son enracinement dans le quotidien.
En choisissant de tourner caméra à l’épaule, il s’inscrit dans une approche documentaire, qui ancre cette comédie dans une réalité tangible. Il esquisse un portrait d’Hambourg, sa ville natale et de ses habitants et tout particulièrement de la classe moyenne. Il dénonce les profonds bouleversements que vivent actuellement nombreuses villes européennes, dont les quartiers populaires sont voués à disparaître, pour être remplacés par de nouveaux complexes immobiliers reléguant leurs habitants en périphérie. Akin a voulu saisir l’âme de ces quartiers avant qu’ils ne disparaissent définitivement. Sur un ton amusé, en jouant sur plusieurs registres, empruntant à différents genres cinématographiques, Fatih Akin nous offre une comédie au style enlevé.