Après la comédie Soul Kitchen, qui explorait déjà des voies bien différentes de celles arpentées dans Head-On et De l’autre côté, Fatih Akin continue d’étonner, en revenant sur les grands écrans avec une proposition modeste et courageuse : un documentaire sur une décharge publique.
Alors qu’il tourne en 2006, à Çamburnu, la séquence finale de De l’autre côté, Fatih Akin apprend le projet de construction d’une décharge sur les hauteurs de la ville. Il décide de filmer les commencements de la construction, et la résistance que les villageois y opposent. Happé par son objet et la question de ses effets sociaux, politiques, écologiques et esthétiques, il se lance dans un travail au long cours qui ne s’achèvera qu’au début de l’année 2012. Il aura vu entre-temps les millions de tonnes de déchets venus s’accumuler dans la petite vallée, justifiant l’agrandissement de la décharge.
Il est assez beau qu’un réalisateur aussi éprouvé et reconnu que Fatih Akin choisisse de s’intéresser à une décharge publique. Notre économie et nos modes de vie étant ce qu’ils sont, elle est certes une institution digne d’attention. Mais de là à l’installer au cœur d’un projet cinématographique… Akin aurait pu se contenter de signer une pétition, soutenir un documentariste local, tourner un petit clip. Il réalise un vrai film et avec le ton qui sied : politique sans posture d’indignation, écologiste sans l’évidence « écolo ». Il y avait quelque chose d’ambigu dans la position qui était la sienne : une fois pris dans le projet, il était difficile de ne pas souhaiter qu’arrivent, sinon le pire, du moins des incidents apportant une matière captivante au film. De fait il y en a un certain nombre, mais Akin s’interdit le mauvais lyrisme ou la complaisance dans lesquels d’autres seraient vite tombés. Nous sommes loin de Home ou Une vérité qui dérange. Contrairement à la tendance qui règne dans les films cherchant à « éveiller les consciences », les plans restent sobres, sans spectaculaire ni recherche du choc. Il faut dire que les images parlent d’elles-mêmes. La tristesse qui s’en dégage n’a pas besoin de la grandiloquence.
Ces images doivent d’ailleurs beaucoup au photographe du village, Bünyamin Seyrekbasan, formé à l’usage de la caméra par l’équipe de Fatih Akin, celle-ci ne pouvant rester constamment sur les lieux. Outre le mixte esthétique intéressant que cela produit, c’est une mise à profit singulière, et dotée d’une valeur politique, de la division du travail au cinéma. Quelqu’un d’immédiatement concerné par les événements joue un rôle actif dans la réalisation du film, et pas seulement devant la caméra.
L’attention authentique portée aux lieux et aux hommes est d’ailleurs ce qui fait la justesse éthique de Polluting Paradise. S’intéresser de manière concrète à la réalité de la décharge c’est aussi s’intéresser à ceux qui vivent autour, mais pas seulement pour les ramener à elle, pas seulement en fonction d’elle. C’est montrer la fête de village, la cueillette du thé et sa fabrique, écouter les jeunes gens et les vieillards. Nous découvrons ainsi, éprouvant un sentiment tantôt de proximité, tantôt de distance et d’altérité, à quoi peut ressembler la vie dans une bourgade turque au bord de la mer Noire.