Fiançailles à l’italienne, Divorce à l’italienne, Meurtre à l’italienne… Les titres se suivent et se ressemblent, au point qu’il est parfois difficile de savoir à quoi chacun correspond. Le Mariage est l’œuvre de Vittorio De Sica, génie du néo-réalisme, qui se sépare ici de son scénariste fétiche Cesare Zavattini (auteur du Voleur de bicyclette, de Sciuscia, de Miracle à Milan…) pour livrer une œuvre douce-amère, dans laquelle se déchirent deux monstres du cinéma italien : Marcello Mastroianni et Sophia Loren.
La belle Filumena, ancienne prostituée, entend empêcher Domenico, son amant depuis vingt ans, de se marier avec une autre femme ; à cette fin, elle se fait passer pour gravement malade et, comme ultime faveur, demande à Domenico de l’épouser… sur son soi-disant lit de mort. Ce subterfuge est prétexte, d’abord à des flash-backs qui retracent l’évolution du couple – depuis la rencontre jusqu’à ce point crucial –, puis à des rebondissements – dus, notamment, à l’intervention soudaine des trois fils de la belle, dont Domenico ignorait l’existence.
On est ici à des lieues de ce qui a fait la gloire de Vittorio De Sica du temps du néoréalisme ; « suivre un homme qui marche dans la rue et auquel il n’arrive rien », telle était la devise formulée par le scénariste Zavattini. Pour Mariage à l’italienne, Zavattini est balayé par une pléiade de scénaristes (chargés d’adapter ce qui est à l’origine une pièce de théâtre), en même temps que l’on bascule vers la multiplication des rebondissements, des actions et des coups de théâtre : très écrit, très construit, Mariage à l’italienne surprend, tant par une forme d’artificialité assumée que par le caractère intimiste du propos ; on se situe plutôt ici dans la lignée de Hier, aujourd’hui et demain, film que De Sica réalise en 1963 et dans lequel il met déjà en scène Mastroianni et Sophia Loren pour évoquer des histoires de couples. Dans ce Mariage, les préoccupations sociales et historiques restent présentes – l’argent (et les inégalités qu’il engendre) est ainsi l’un des moteurs dramatiques principaux; mais elles semblent mises au service du portrait intimiste d’un couple en crise… ou en devenir.
Peut-on parler ici de comédie à l’italienne ? La spécificité nationale est bien revendiquée par le titre ; mais à première vue, l’histoire de Domenico et de Filumena fait plutôt songer aux comédies américaines que Stanley Cavell a étudiées, et regroupées sous le nom de « comédie du remariage » (d’Indiscrétions à Madame porte la culotte de George Cukor, en passant par La Dame du vendredi d’Howard Hawks) : un couple déjà marié se défait, pour finalement mieux se reconstruire, lors de secondes noces (réelles ou symboliques) vers lesquelles tout le film tend. Le motif de l’amour-haine est bien présent, l’agressivité étant, en fin de compte, le meilleur moyen de prendre conscience d’une affection réciproque ; dans ce Mariage à l’italienne comme dans les « comédies du remariage », il constitue un principe comique autant qu’un prétexte à rebondissements, et confère au film son énergie et sa dynamique ; mais ce ressort donne souvent lieu à des passages plus graves, tirant du côté de l’émotionnel, voire du pathos. Si le pathétique est parfois un peu forcé, et trop lourd pour parvenir à toucher (notamment dans la scène de retrouvailles avec les trois fils), une émotion plus subtile parcourt tout le film.
Elle affleure tout particulièrement dans la très belle composition de Sophia Loren, magnifiquement filmée, et dont le rôle est moins uniforme, et par conséquent moins ingrat que celui de Mastroianni. Tour à tour jeune fille naïve et crédule, femme de tête, et mamma italienne au grand cœur, passant aisément du registre comique de la mégère pas franchement apprivoisée à celui, tragique, de la mère sacrifiée, elle manie les différentes facettes de son personnage avec une aisance déconcertante, au point qu’il est nous est finalement impossible d’émettre sur Filumena une opinion arrêtée. Libre à nous de trancher en faveur de l’amour sincère, de la naïveté ou de la cupidité ; seule la dévotion envers ses fils est donnée pour acquise. Cette incertitude, puissante alliée de la liberté d’interprétation, rejoint en fait un questionnement sur la vérité et le mensonge qui parcourt tout le film : si la première partie est constituée de flash-backs qui dévoilent les souvenirs de Domenico puis ceux de Filumena, le prisme de l’intériorité orientant l’interprétation des faits, la seconde partie propose au spectateur une série d’événements qu’il lui revient de juger ; cette construction habile permet de mettre la vérité hors d’atteinte, et de faire constamment porter sur Domenico comme sur Filumena le soupçon du mensonge.
Ce soupçon est formulé par chacun des deux personnages à l’encontre de l’autre ; une méfiance réciproque constitue le climat général du film, que mâtine l’aveu difficile – et rare – d’une affection qui demeure douteuse. C’est un duel, autant qu’un duo, qui semble s’offrir à nous. Servi par des comédiens exceptionnels (déjà réunis, entre autres, dans Hier, aujourd’hui et demain, et qui le seront encore à plusieurs reprises, et notamment treize ans plus tard, dans le magnifique Une journée particulière d’Ettore Scola), ce duel s’amuse à renverser les rapports de domination ; car il s’agit sans cesse d’obtenir le pouvoir sur l’autre. Si la première partie dessine la victoire de Domenico – par son argent, sa culture et sa liberté – sur une Filumena démunie à tous points de vue, la seconde marque, sinon la revanche, du moins l’ascension d’un personnage féminin qui gagne en étoffe – là où Domenico demeure enfermé dans son égoïsme aveugle. D’abord prisonnière de son passé, vivant dans la souffrance et l’oppression, elle conquiert peu à peu sa dignité de femme… en même temps que sa dignité de personnage. Dignité qui n’implique aucunement une perfection éthique, mais se nourrit au contraire des ambiguïtés même du personnage – qui touchent à la fois à ses intentions et à ses sentiments : l’ambiguïté a en effet toute sa place dans un film qui oscille lui-même entre un pôle comique et un pôle dramatique. Sensible et cruel, attentif aux déchirements de toute une société comme à ceux d’un couple conflictuel, constamment surprenant et, finalement, inclassable, ce Mariage à l’italienne mérite décidément d’être redécouvert.