Troublante coïncidence de découvrir en salle Jackie, qui revisite les derniers jours de l’ex-Première Dame des États-Unis à la Maison blanche, au moment où le couple Obama s’apprêtait lui-même à quitter les lieux. De 1963 à 2017, les mêmes incertitudes font leur nid dans l’opinion devant l’arrivée impromptue au pouvoir de Lyndon B. Johnson et de Donald Trump. Et un même don pour le storytelling anime les locataires sortants, Jackie Kennedy et Barack Obama, soucieux de sceller leur postérité menacée en s’adoubant d’une noblesse retrouvée. « For royalty, you need tradition, and for tradition, you need time », résume celle qui fit de la présidence inachevée de son mari, hantée par le fiasco de la baie des Cochons, une féérie aussi éphémère qu’obsédante. Son souvenir persiste encore aujourd’hui à la seule évocation d’un sésame à l’étrange pouvoir de rémanence outre-Atlantique : Camelot, siège de la cour du roi Arthur, mais aussi, confie Jackie à un journaliste, comédie musicale chère au cœur de JFK.
Imprimer la légende
Du Bureau ovale à la Table ronde, voilà en quelque sorte la trajectoire idéalisée du 35ème Président des États-Unis après son assassinat. En dépit des apparences, elle ne diffère guère de celle empruntée par Neruda dans le film précédent de Pablo Larraín, toujours à l’affiche. Les rapports diamétralement opposés qu’entretenaient le poète chilien et le dirigeant américain avec le communisme font écran à une aspiration, les deux hommes cherchant à transcender leurs fonctions respectives pour incarner un peuple et un destin, quitte à résorber dans le mythe les ambivalences et erreurs de jugement dont seule l’Histoire est comptable. S’agissant de Kennedy, sa veuve se chargera de parachever cette canonisation façon Mont Rushmore, grâce à une prodigieuse opération de communication posthume qui peut aussi se feuilleter comme un catalogue de ses propres ambiguïtés. Invitant, une semaine à peine après les funérailles nationales du chef d’État, un journaliste de Time dans sa retraite du Massachussetts, l’ex-First Lady lui dicte quasiment la légende d’un règne de moins de trois ans qui, à l’en croire, ne connaîtra jamais d’égal : « Don’t let it be forgot, that once there was a spot, for one brief, shining moment that was known as Camelot. »
Régi par un champ contre-champ implacable, le face à face entre Theodore H. White et Jackie a tout d’une domination, le reporter essuyant les réparties cinglantes et les injonctions soudaines à biffer les confidences qu’il a prises en note la seconde d’avant. Natalie Portman reconstitue avec un mimétisme saisissant la mosaïque de cette femme brisée par un double deuil (elle venait de perdre un nouveau-né quelques mois plus tôt), redoutable manœuvrière chez qui le calcul politique cohabite avec l’affliction la plus sincère. Parallèlement, la conversation existentielle que Larraín prête à Jackie et à son prêtre (RIP, John Hurt), prié de donner un sens à sa tragédie, rappelle que cette interview pour Time n’a rien d’une confession mais tout d’un récit, à l’écriture duquel elle s’est employée dès son entrée à la Maison blanche. Ainsi, devant l’absence de mobilier à valeur patrimoniale au 1600 Pennsylvania Avenue, elle se mit en quête des artéfacts manquants afin de redonner à la demeure présidentielle son lustre passé. Une fois menée à bien, la restauration fera l’objet d’un reportage télévisé surréaliste, au cours duquel la maîtresse de céans s’adresse à la caméra à la manière d’un automate dépressif, au sourire programmé, et qu’un ventriloque à l’accent impossible aurait doué de parole.
L’exercice du pouvoir
Larraín choisit de reproduire à l’identique les extraits choisis de cette émission pionnière dans son genre, A Tour of the White House with Mrs. John F. Kennedy, qui battra tous les records d’audience. Cette archéologie est moins dérisoire qu’il n’y paraît, offrant un arrière-plan historique à l’action de JFK à l’entame de son mandat, au risque de le laisser dans l’ombre du plus illustre de ses prédécesseurs, Abraham Lincoln, lui aussi assassiné. Car c’est à ce mètre-étalon que Kennedy est tenu par sa propre épouse de se mesurer, y compris après son décès, lorsque Jackie, sourde aux objurgations de l’administration Johnson craignant de nouveaux tireurs isolés, instrumentalise son chagrin pour obtenir un cortège funéraire calqué sur celui de Lincoln.
L’image publique que « la veuve de l’Amérique » choisit de donner d’elle-même et de ses enfants pendant cette semaine cruciale est le sujet du film. Jamais gratuite, elle sert un dessein spécifique, que sa disparition des écrans les années suivantes fera rejaillir avec d’autant plus d’éclat : un exercice de pure hagiographie consistant à exhausser son mari au-dessus de la trivialité des bilans présidentiels. Au son d’une partition en forme de ballet lancinant, Larraín scrute les méandres d’un chagrin que Jackie laisse délibérément la télévision et la presse écrite s’approprier, mais selon les termes qu’elle a fixés. De ce cheminement de l’hébétude à la maîtrise de soi, une scène magistrale fournit un commentaire littéral : ivre, Jackie déambule, la nuit venue, dans une Maison blanche déserte semblable à une vaste maison de poupées, remontant des appartements familiaux jusqu’au Bureau ovale, où l’exercice du pouvoir reprendra une dernière fois ses droits.
Difficile, dès lors, de ne pas voir ici une réflexion sur la précarité du statut de la star hollywoodienne, qui semble désormais glisser d’une actrice à une autre comme un état de grâce momentané. Contre toutes attentes, il faut bien l’avouer, Natalie Portman hérite de cette fragile aura, dont Nicole Kidman fut nimbée plus longtemps qu’aucune de ses contemporaines. Lors d’un concert organisé par Jackie, un plan rapproché sur son visage captivé par la musique remet d’ailleurs en mémoire celui de Kidman lors de la scène de l’opéra dans Birth, autre portrait de femme consumée par le deuil. Resserrant ses cadres au plus près de son interprète, Larraín s’impose comme le véritable orfèvre de la mue amorcée par Portman avec l’inégal Black Swan. Une mise à nu qui ne fait qu’épaissir davantage le mystère d’une fortitude blessée, redevenue étrangère au spectacle auquel elle s’est pourtant livrée ; pour passer du cauchemar au conte de fées.