Certains films se présentent à nous avec une gueule de cent pieds de long. Santiago 73 a les traits pincés et le teint jaunâtre d’une gouvernante acariâtre, raide comme un piquet, dont on lit sur le visage quelque chose de la punition qu’elle va nous infliger. Ce film, qui sent déjà la vieille fille, n’est que le second de son pourtant jeune réalisateur, le Chilien Pablo Larraín.
C’est que le sujet de Santiago 73 est, en soi, bigrement sérieux : le coup d’État, en septembre 1973, du général Pinochet qui ferma la parenthèse socialiste ouverte par la présidence de Salvador Allende. Ce sujet sérieux est abordé avec toute l’arrogance, toute la gravité – on pourrait dire : avec toute la morgue – d’une posture radicale. Le cinéaste entend ne rien nous épargner de la violence sourde, des bassesses répétées, de la laideur généralisée qui rampent dans ce Chili au bord du gouffre. Pour cela, il fait un rigoureux usage du cadre, enserrant ses personnages dans des compositions étouffantes et un fort parti pris plastique.
Le héros, Mario, n’est rien moins qu’une allégorie du Chili : il donne au pays sa forme et son destin. Quarantenaire vieillissant, il vivote entre son travail de scribe à l’institut médico-légal et son attirance pour une danseuse de cabaret qui, malheureusement pour lui, fricote avec une cellule gauchiste. Mario ne voit rien venir du coup d’État. Quand celui-ci s’abat comme un coup de massue sur la capitale, avec ses rafles et ses monceaux de cadavres, Mario s’y glisse, y trouve ses aises ainsi qu’une forme de justification sociale aux yeux des militaires.
Pablo Larraín n’a rien laissé au hasard. Une large gamme de teintes brunâtres dépeint l’empâtement maladif, l’automne dépassionné où s’endort la capitale chilienne. Les motifs oppressants des papiers peints, la présence forte des cloisons, la monotonie des lignes verticales et horizontales, la grisaille du climat et du béton dont est construite la ville, tout jusqu’au grain de la pellicule traduit un manque d’air, un manque d’espace, une liberté agonisante. À cette morne anesthésie répond une inquiétude de chaque instant : il ne peut plus s’agir que d’un léger choc pour que tout s’effondre puisque, déjà, tout s’affaisse.
Le propos du film, bien que rebattu, ne manque pas d’intérêt : une société finit immanquablement par sombrer dans la laideur dont, à un moment de son histoire, elle a choisi de s’entourer – puisque cette laideur n’est, après tout, que le symptôme d’un plus profond malaise. Seulement, Pablo Larraín fait trop son miel de cette laideur pour ne pas lui succomber à son tour. Il s’attarde à ce point sur les débordements de ses personnages qu’ils paraissent susciter chez lui plus de curiosité qu’une quelconque volonté de crudité. Combien de scène se vautrent allègrement dans la laideur sous peine de la scruter : telle exhibition de la maigreur de Nancy, la danseuse de cabaret ; telle séance de masturbation solitaire ou à deux ; telles pleurs spontanées du couple de héros lors d’un repas improvisé, avec force écoulements de mucus ? À ces moments, Larraín épouse trop la bassesse de ses personnages pour véritablement s’en distinguer.
Engagé sur cette pente rugueuse, Santiago 73 en vient à énoncer un certain nombre d’absurdités. Ainsi, l’infâme gilet marron de Mario, son improbable coupe de cheveux, ses pantalons à pattes d’éléphant, son papier peint décrépi, sa table en formica et ses branlettes du samedi soir nous indiqueraient à quel point le Chili nourrissait en son sein le serpent de la dictature. Quelle grande découverte : tout était déjà là, contenu dans cette déprime générale, dans le caractère minable des tréfonds de la vie quotidienne. Appelons plutôt cela une horreur effarouchée du quotidien, du banal, de la ringardise, du fonctionnel, de l’hygiène de base. Une haine des minables, au point de voir en eux le ferment de la dictature. C’est bien connu : les vieilles filles ont la nostalgie du sublime. Elles ne pardonnent pas aux hommes ce qui les rattache au commun.
On reconnaît là la vieille rengaine des origines du fascisme, que nombre de réalisateurs (dont Haneke avec son Ruban blanc) s’acharnent encore à cerner. Le fascisme, toujours-déjà-là quand on en scrute les germes a posteriori, prend la forme d’un vieux paradoxe philosophique, digne de celui d’Achille ne pouvant rattraper sa tortue : on peut indéfiniment en remonter le fil sans jamais lui trouver de point-butoir. Il suffit d’observer un arbre généalogique pour s’en convaincre : revenir aux origines, c’est toujours embrasser une dispersion. Les branches et les causes se multiplient à mesure qu’on les remonte. Il en va pour les personnes comme pour les événements. C’est pourquoi, depuis longtemps, au sein des peuples et des familles, on se sert du mythe, des légendes, pour débusquer les origines de leurs buissons de causes indistinctes.
Jusqu’où remonter le fil de la tyrannie ? Le problème que se pose ce genre de film est non seulement vicié dès le départ, mais lâche. Il y a une facilité indéniable à puiser dans les certitudes de la prévision rétrospective, celle qui consiste à affirmer aujourd’hui que tout était prévisible et à n’isoler QUE les signes avant-coureurs de la dictature militaire. Cela confère à l’événement historique un caractère strictement déterminé, verrouillé, inévitable. Ainsi, Larraín donne à ses spectateurs le sentiment d’une supériorité bien vite acquise sur ses personnages – leurs aînés – pantins de l’histoire, moches, mal fagotés et crassement inconscients. Il n’y a qu’à voir, pour s’en convaincre, cette détestable façon qu’a Larraín de décapiter – ou de démembrer – ses personnages, avec les bords tranchants du cadre. Non seulement il les juge, mais il leur applique sa sentence de cinéaste. De quelle autre forme de pertinence faisait alors preuve un Fassbinder quand, en lieu et place de ce « fascisme était déjà là », il affirmait : « le fascisme continue ».
Quête aveugle, sous couvert de lucidité historique, puisqu’elle escamote les luttes réelles qui conditionnent toute prise de pouvoir, au profit de ce qui l’intéresse vraiment, ce vers quoi elle revient sans cesse parce qu’elle en jouit : le spectacle des bassesses humaines. Santiago 73 est un film triste, arrogant et irrécupérable.