« Il y a toujours une grande femme derrière un grand homme. » En livrant un biopic sur Jacqueline Kennedy, First Lady à la fois iconique et tragique, Pablo Larraín explore la question angoissante qui se cache derrière un tel lieu commun : que reste-t-il, une fois que le grand homme a disparu, à celle qui lui survit ?
Jackie nous livre ainsi un double portrait de sa protagoniste : introspectif, au travers d’un entretien où elle donne forme à sa version des événements qui ont suivi la mort de son mari, et en action, dans le flux des événements mêmes. C’est l’après-Kennedy qui est mis en scène, et l’interrogation dramatique qui l’accompagne, pour celle qui est tenue de quitter la Maison Blanche, sur la place qui est désormais la sienne. À la fois aristocratique et fragile, Jackie, comme le montre sa démarche chancelante, ne tient debout que par résolution et force de volonté. Mais précisément parce qu’elle a tout à perdre, la protagoniste refuse qu’on la paye de mots. D’où l’incisivité de ses dialogues. Elle contredit sèchement sa secrétaire qui lui dit que ses enfants sont chanceux d’avoir une mère comme elle, avant de s’effondrer. Et à Bobby Kennedy qui lui promet qu’elle sera en sécurité malgré les risques d’attentat à sa personne lors de la marche funéraire, elle rétorque qu’il croit à tort contrôler le monde, tout comme son frère. Endossant ostensiblement un masque de froideur, parfois crispé d’un sourire artificiel en présence des caméras des journalistes, Natalie Portman rayonne dans ce rôle à la maturité tragique.
L’archive et son grain
Quand il n’explore pas les tréfonds d’humanité de son visage, Larraín reconstitue avec minutie l’environnement où elle évolue. On peut songer à l’attention au décor, avec les inventaires de la Maison Blanche auxquels se livre la protagoniste, ou encore à la beauté de ces couchers de soleil qui reviennent en guise de symbole. Mais plus encore, c’est dans le jeu sur l’image que le cinéaste excelle. On connaît le talent de faussaire de Larraín, qui avait déjà fait preuve dans No à passer de l’autre côté de l’écran, d’une époque à une autre. Si le procédé gardait dans les précédents films quelque chose de l’exercice bien réussi, il acquiert ici une véritable épaisseur dramatique : restituant le grain de différents types d’images, le cinéaste capte les atmosphères bien spécifiques qu’ils évoquent. Le contraste, dans la scène de la marche funéraire, entre l’opacité des fausses images d’archives et la netteté des souvenirs de la protagoniste revivant la mort de son mari en fournit l’une des illustrations les plus frappantes. Le rythme choisi par Larraín fonctionne sur le contre-temps : de la même manière que la détermination apparente de Jackie donne soudain lieu à des revirements notables (notamment quand elle perd d’un coup sa confiance dans l’héritage de son mari), la caméra enchaîne les plans selon un rythme précaire qui traduit l’oscillation des souvenirs. Cet équilibre fait d’instants suspendus est magnifié dans une scène où l’ancienne présidente, ivre, essaie des habits à la maison blanche : passant d’une pièce à l’autre, d’un plan large à un zoom sur le visage, d’un habit gai aux larmes de la protagoniste, le spectateur perd pied.
Faire face à la mémoire
Mais Jackie continue, malgré tout, d’assumer son rôle de First Lady même en l’absence de son mari. Les passages où elle montre aux journalistes l’aménagement qu’elle a fait de la Maison Blanche nous montrent à quel point la protagoniste fait preuve, derrière son rôle mondain et « domestique » d’une conscience aiguë d’appartenir à l’histoire. L’enjeu de cette appartenance se résume à un mot : legacy, cet héritage que les présidents laissent derrière eux, et qu’elle a pour devoir de perpétuer en l’absence de JFK. L’épouse n’est pas que la gardienne des lieux : elle porte en son sein une mémoire des événements vus au plus près. Avec la douleur que ce point de vue implique, comme lorsque, après avoir dit au garde du corps qui l’avait sauvé n’avoir aucun souvenir de l’assassinat de son mari, celle-ci affirme lapidairement au prêtre qui la confesse : « je me souviens de tout ». Mais Jackie fait face, tant à ses souvenirs qu’à la mémoire publique, par la fermeté avec laquelle elle dirige l’entretien autant que par sa résolution à marcher aux côtés de son mari. C’est ce qui permet de réaliser qu’elle n’est pas seulement l’auxiliaire de la mémoire d’un autre, mais aussi et surtout de celle qu’elle laissera derrière elle. « Vous étiez peut-être trop au centre de tout pour garder un point de vue objectif » lui assure le journaliste, « mais je vous assure que de l’extérieur, c’était un véritable spectacle. »