Le réalisateur chilien revient sur la genèse de No, son travail autour des archives, ses choix visuels et narratifs, et son refus d’un cinéma moralisateur.
Quelle est l’origine de No et comment vous êtes-vous lancé dans ce projet ?
Tout est parti d’une courte pièce d’Antonio Skármeta, qui n’a jamais été montée, et reposait déjà sur le point de vue d’un publicitaire. Pendant trois ans, nous avons effectué un long travail d’investigation. Nous avons rencontré beaucoup de gens, dont les véritables responsables de la campagne pour le « non ». Une fois toutes ces informations rassemblées, Pedro Peirano a écrit le scénario, en se focalisant sur ce personnage de René, qui nous paraissait le plus intéressant à étudier.
Tony Manero et Santiago 73, Post Mortem étaient des films beaucoup plus sombres. Aviez-vous dès le départ l’envie de changer de registre et de réaliser une sorte de « comédie noire » ?
No raconte avant tout une victoire. Il fallait rester fidèle à cet état d’esprit ! Le film parle d’un groupe de personnes qui réussissent à renverser un dictateur. L’histoire contient des éléments plus troubles, mais porte d’abord cette lumière.
Comment avez-vous dosé le mélange de fiction et d’archives ? Tout était-il déjà fixé dans le script ou avez-vous beaucoup travaillé au montage sur l’intégration de ce matériau historique ? Quand avez-vous défini la place exacte des clips de campagne dans votre récit ?
Le scénario devait avoir la précision d’une horloge. Certaines images ont des conséquences directes sur la narration, et leur présence était donc prévue dès le départ. La structure était pensée de manière très claire autour de ces séquences d’archives, pour qu’elles se mélangent bien avec les scènes de fiction. Chacun de ces clips devait avoir une influence dramaturgique, et du coup nous en avions prédéfini un certain nombre au moment de l’écriture. Effectivement, nous en avons rajouté d’autres par la suite, au stade du montage. Mais dans l’ensemble, il fallait que ce travail soit réglé comme du papier à musique.
Les clips de campagne de 1988 sont nombreux et vous disposiez d’un large choix d’images. Au-delà de leur impact narratif, comment avez-vous fait le tri dans ces archives ?
La campagne pour le « non » est vaste et très diverse. Nous avons essayé de retenir principalement les éléments publicitaires, de montrer les outils utilisés, les instruments de communication. Nous voulions aussi souligner la pugnacité de ce commando en faveur du « non », leur obstination à rappeler la violation des droits de l’homme exercée par le pouvoir de Pinochet. Le scénario reposait sur ces deux partis pris, avec un point de vue forcément arbitraire et subjectif.
Dans certaines scènes, nous voyons également les stratégies retenues par le clan Pinochet : lui faire tomber l’uniforme, le présenter comme un grand-père bienveillant… Pourquoi n’avez-vous pas souhaité montrer davantage les coulisses de la campagne pour le « oui » ?
Eh bien… le film s’appelle « No » – et pas « Si » ! Nous aurions pu faire cinquante feuilletons différents autour de cet épisode historique, tant il contient d’informations ! À un moment donné, il fallait prendre une décision et mettre l’accent sur un aspect particulier. Pendant nos recherches, nous avons interviewé les responsables de la campagne du « non », mais nous n’avons pas pu interroger les dirigeants du « oui » : ces personnes-là ont tout simplement disparu ! Nous avions donc bien plus de matériel autour du « non ». Concernant les partisans du « oui », nous pouvions seulement imaginer leurs choix et leurs discussions à partir de leurs clips de campagne. Cette partie-là a finalement été la plus amusante pour nous à inventer : c’est tellement délirant de se mettre à leur place !
Comment avez-vous conçu le personnage de René Saavedra ? Aviez-vous un modèle ?
Chaque protagoniste du film représente un groupe de personnes réelles. Le héros joué par Gael García Bernal a été inspiré par deux publicitaires ayant participé à la campagne du « non » : Eugenio Garcia et José Manuel Salcedo. À partir de leurs vies et de leurs témoignages, nous avons pu élaborer le personnage de René Saavedra – un personnage fictionnel, même si la plupart des faits retranscrits sont vrais.
Comment avez-vous imaginé cette partie fictionnelle ? Était-il nécessaire selon vous d’inventer à René des problèmes avec sa femme, de lui trouver des raisons personnelles de s’engager ?
Oui, pour moi c’était important. Sans cela, René serait resté une « ébauche », un personnage sans vie. Il fallait l’installer dans un contexte, lui inventer des problèmes existentiels, tout en lui conservant un côté mystérieux : il ne sait pas exactement ce qu’il veut, ce qu’il ne trouve pas important au début va au final le devenir et même transformer un pays.

Cette prise de conscience progressive face à l’histoire était déjà au cœur de Santiago 73, Post Mortem, alors que les personnages sont très différents. René est plus jeune et séduisant que Raúl Peralta ou Mario Cornejo, mais dès le départ il n’est pas non plus foncièrement sympathique. Quel lien faites-vous entre ces trois « antihéros » ? Quels sont les points communs entre ces trois récits ?
Beaucoup de caractéristiques différencient ces personnages, mais ils sont aussi semblables sur certains points et apparaissent comme le fruit d’une société sous la dictature. Ce sont des êtres perdus, troublés, qui ne sont jamais en paix avec eux-mêmes. Ils pensent également tous que l’environnement politique ne va pas les affecter dans leur propre vie : c’est bien sûr une erreur, et ils seront justement punis pour cela. Alors qu’ils rejettent cette idée, ils vont se retrouver touchés par la réalité sociale, mais sans s’en rendre compte. Au fond, parler du héros d’un de ses films, c’est un peu comme parler de l’une de ses fiancées : même pour des « ex », on garde toujours une forme de tendresse, donc c’est difficile pour moi de prendre de la distance envers ces personnages…
De la tendresse, certes, mais vous cultivez aussi une certaine ironie. Le début et la fin du film sont parallèles, avec deux présentations de spots publicitaires. Cet épilogue peut sembler cynique, car la victoire du « non » marque aussi celle du capitalisme. Pourquoi avez-vous fait le choix de cette symétrie dans la construction ?
Effectivement, la même scène se répète trois fois – au début, au milieu et à la fin, et toujours avec le même texte : « ce que vous allez voir s’inscrit dans le contexte social actuel… » Dans mes films, les trois personnages ne changent pas ! Je ne fais pas un cinéma moralisateur, où le héros tire une leçon de son expérience et connaît la rédemption : c’est du cinéma d’église, chrétien, et ça ne m’intéresse pas ! À propos de cette structure cyclique, je voulais suggérer que d’une certaine manière, si le « non » a gagné, le « oui » aussi l’a emporté. En remontrant la même séquence, je souligne cette absence de changement.
Vos acteurs fétiches n’évoluent pas beaucoup non plus d’un film à l’autre : Alfredo Castro joue encore un sale type, et Antonia Zegers une militante politique… Avez-vous envie de construire des « archétypes » en réutilisant ainsi les mêmes comédiens ?
Je ne sais pas… Antonia Zegers est ma femme, la mère de mes enfants. Alfredo Castro est mon ancien professeur. Ce ne sont pas des « archétypes » mais plutôt des personnages crédibles, avec une vie un peu désespérée, qui se retrouvent dans une situation de risque. Mais je comprends que l’on puisse faire des rapprochements d’un film à l’autre. J’ignore si je pourrais donner un jour un rôle plus sympathique à Alfredo Castro, on verra bien !
Le choix de Gael García Bernal est aussi intéressant vis-à-vis de sa propre carrière : avant No, il a souvent incarné des personnages en rapport avec la politique ou la créativité (Carnets de voyage, Même la pluie…) Aviez-vous pensé à cela avant de lui proposer le rôle ?
Non, pas du tout. J’ai pensé à Gael parce que c’est un excellent acteur. Je l’aurais pris aussi s’il avait tourné dans des films de science-fiction ou interprété un champion de golf ! Le travail avec lui a été fascinant. Il a une grande conscience politique, construit ses personnages à partir de ses propres centres d’intérêt et possède un vrai regard – ce qui est rare.
Vous avez utilisé de vieilles caméras pour donner un grain d’époque à l’image. Vous aviez déjà eu recours à ce procédé pour Santiago 73, post mortem. À chaque film, vous expérimentez donc une forme différente : est-ce un parti pris esthétique et dramatique, ou ressentez-vous aussi le besoin de relever un challenge technique ?
Le plus important pour moi, c’est l’identité visuelle du film, sa « calligraphie ». L’hégémonie du HD a démocratisé les tournages, mais a conduit à une image horrible, léchée, avec une résolution trop nette. Et tous les films se ressemblent désormais ! Quand j’en vois quinze d’affilée dans un festival, j’ai parfois l’impression qu’ils sont tous pareils, ou du moins très proches… Ultra-stylisés, mais sans âme. Cela ne m’intéresse pas. Je préfère travailler avec une image de moins bonne définition, mais qui possède son caractère propre, et trouve sa place dans l’histoire que je souhaite raconter.
Vous avez fondé avec votre frère la société Fabula, qui produit beaucoup de publicités, et vous en avez réalisé vous-même un certain nombre. Quel regard portez-vous maintenant sur cette activité ? Vous êtes-vous souvent retrouvé dans la position de René ?
Je ne fais plus de publicités depuis quatre ans. Fabula produit chaque année entre quatre et six films pour le cinéma, une série télévisée pour HBO, et donc des publicités, avec six réalisateurs différents. C’est une entreprise audiovisuelle qui tente d’exister par ses propres moyens. Alors, comment ça se passe ? Prenons cette bouteille d’eau : pour vendre son produit, la marque contacte une agence, qui invente un scénario. Dans ce processus commercial, le réalisateur n’est qu’un instrument au service de la compagnie cliente. Quand je travaillais dans ce secteur, je ne me suis jamais vraiment retrouvé à la place de René, mais j’ai rencontré beaucoup de publicitaires comme lui. Je me suis rendu compte que la plupart se comportaient comme d’éternels enfants, aimaient jouer à la console, au petit train, faire du skate comme Gael dans le film… Personnellement, je ne me suis jamais vu comme un publicitaire, mais comme un réalisateur qui fait de temps à autre des publicités. Dans No, je me sens beaucoup plus proche du personnage du cinéaste qui, accessoirement, participe à la campagne.
À quoi ressemblent aujourd’hui les campagnes électorales au Chili ? Comment le film a‑t-il été accueilli là-bas et quels débats a‑t-il suscités ?
Je pense que les campagnes électorales sont désormais les mêmes partout dans le monde. La publicité y joue son rôle, tente d’offrir un récit synthétique, bref et pénétrant. Les images priment sur les idées. Concernant la réception critique de No au Chili, j’ai entendu de tout ! Il a été traité aussi bien de « chef d’œuvre » que de « merde absolue » ! Au Chili – mais je crois que c’est le cas dans tous les pays – voir son propre passé à l’écran provoque des réactions très fortes : on ne sait jamais à quoi s’attendre. Par contre, je n’ai eu aucun problème avec les responsables de la campagne du « non », d’autant plus qu’ils étaient consultants sur le film. Certains ont même joué les communicants du « oui » ! C’était un petit gag entre eux, ils en rigolent beaucoup ! À la table immense du Palacio de la Moneda, vous pouvez voir Eugenio Garcia parmi les collaborateurs, avec les ministres et les généraux… Et quand René sort avec plusieurs cassettes et se retrouve au site de la télévision, le censeur qui le reçoit est José Manuel Salcedo ! Les deux principaux modèles du personnage ont donc participé au film, mais du mauvais côté !