Trouble dans le je
Adam (Jake Gyllenhaal), jeune professeur d’histoire, mène une existence paisible et morne, entre ses cours à la fac et sa fiancée Mary (interprétée par Mélanie Laurent). Sa vie bascule le jour où il découvre, grâce au visionnage d’une comédie, l’existence de son parfait sosie, Anthony, un acteur fantasque de troisième rang dont l’épouse est enceinte de six mois. Adam décide alors d’épier la vie de ce mystérieux sosie, jusqu’à ce qu’ils décident ensemble d’intervertir leurs vies. Transposant à l’écran la nouvelle de José Saramago (L’Autre comme moi) Denis Villeneuve retrouve pour la deuxième fois l’acteur Jake Gyllenhaal après le remarqué Prisoners, dans lequel il incarnait un inspecteur sur la trace de deux fillettes disparues. Si l’acteur délaisse ici le costume de flic en quête de vérité, c’est pour mieux se dupliquer et endosser à la fois le rôle de chasseur et de proie, de cible et d’enquêteur, et composer lui-même un objet de mystère. L’intrigue du film s’apparente donc au premier abord à un jeu de pistes, qui articule la confrontation entre l’exigence de rationalité d’Adam et la galopante intrusion du fantastique. Car la mystérieuse découverte du professeur se conjugue également avec la répétition de cauchemars et d’hallucinations, qui mettent en péril sa propre ambition de vérité.
Si l’intrigue repose donc sur des éléments qui peuvent représenter des facilités scénaristiques (les professions occupées par Anthony et Adam ne sont pas anodines), le traitement suivi par Denis Villeneuve permet d’élaborer un puzzle efficace, aux éléments de composition certes surlignés, comme appuyés, mais à l’orchestration extrêmement habile. Le décor Canadien devient ainsi le prolongement psychique du vertige vécu par Adam, multipliant les plans aériens en plongée et affichant fièrement la verticalité de ses buildings comme une source d’enfermement de notre héros. À mesure que le trouble gagne Adam, l’asphyxie devient quasi omniprésente, contaminant la photographie d’une pâleur redoutable (il faut à ce titre saluer l’excellent travail de Nicolas Bolduc). La découverte d’Adam bascule ainsi son quotidien dans un cauchemar halluciné, alimenté par la vision régulière d’araignées (piétinant, sous une forme géante, littéralement la ville, ou se confondant avec le visage de femmes séduisantes).
L’araignée fait sa toile
Mais dans ce jeu de pistes, qui tisse véritablement la toile et qui en est la proie ? Est-ce soi-même ? Son alter ego ? L’épouse enceinte ? Le film fonctionne par indices afin de mieux sceller son intrigue comme un jeu ludique. L’importance réside alors moins dans la quantité que dans la manière dont ces indices sont subtilement insérés dans ce décor kafkaïen, qu’il s’agisse des mots griffonnés sur un tableau ou sur un papier, d’une clé retrouvée dans une enveloppe ou de l’intrusion d’une épouse, curieuse et possessive, sur le campus d’une fac. La femme possède à ce titre une fonction dramaturgique caricaturale mais pertinente, entre la mère castratrice, l’épouse vigilante et la fiancée capricieuse. Cette typologie féminine permet à Denis Villeneuve de mêler le jeu de pistes entre Adam et Anthony à une incursion sur la question de l’infidélité et de l’engagement, offrant au leitmotiv de la toile d’araignée une lecture métaphorique précise et subtile. Cette toile devient ainsi, face à la question de l’adultère, une réponse dramatique à la lucidité affligeante ; si le premier dérapage est vécu comme une tragédie, le second est quant à lui l’expression d’une farce, et l’incapacité pour notre héros de se soustraire, finalement, à une certaine addiction.