Aussi imposante soit-elle, cette suite tant attendue du chef d’œuvre de Ridley Scott dissimule peut-être sa clé au cœur de sa scène la plus intime : en rentrant chez lui un soir, dans son appartement où les objets hi-tech se mélangent avec ceux qui ont traversé le temps, l’agent androïde K (Ryan Gosling) fait l’amour avec sa compagne. Celle-ci n’est qu’une simple voix artificielle qu’une technologie futuriste transforme en hologramme et lui donne une apparence. Cette fois-ci, elle a fait venir une seconde femme, humaine, qui a accepté de jouer le jeu et de rendre concrète la matière charnelle. Au lieu de fusionner, les deux êtres ne font que se superposer et se confondre par le mimétisme de leurs gestes. Tout fonctionne ici pour que cette séquence embrasse le projet même de ce nouvel opus : en réalisateur respectueux du film culte qui le précède, Denis Villeneuve offre à Ridley Scott (désormais producteur) un savoir-faire technique qui se contente d’imiter et, souvent, de sublimer son modèle, quitte à s’effacer complètement. Ce sacrifice formel est a priori salutaire tant la carrière du cinéaste québécois est saturée de polars tapageurs et complaisants (Prisoners ou même Sicario, pourtant souvent évoqué comme un film féministe) ou de mélodrames psychanalytiques un peu ronflants (Enemy, Incendies) et qui ne laissaient présager rien de bon.
L’hommage et la mélancolie
La pleine réussite de Blade Runner 2049 tient à sa limpidité. On pourra lui reprocher un scénario en ligne droite, passant en revue la plupart des passages obligés du genre (nativité, incarnation de l’Élu, rapports conflictuels aux origines et au père etc.) et une densité finalement assez faible vis-à-vis de sa longueur : l’intérêt est ailleurs. Le refus de la surenchère scénaristique permet à Villeneuve deux choses : d’une part, le nouveau film se contente de prolonger l’original, apportant une nouvelle information de taille, certes, mais qui assume son statut de long épilogue au volet initial et s’assure de ne pas prendre le risque de décevoir. D’autre part, il lui ouvre un immense terrain de jeu visuel et expérimental, d’une sophistication rarement atteinte. La sécheresse émotionnelle, l’absence de grands moments lyriques et une résistance certaine aux canons contemporains du blockbuster d’action – il prolonge également le rythme alangui, les lents travellings lourds et silencieux, le son étouffé et les dialogues très peu didactiques – font de cette suite une œuvre massive en apparence mais qui se laisse étrangement et facilement pénétrer, comme par hypnose. Le rapport holographique du geste du réalisateur au film lui-même est acté : Blade Runner 2049 ressemble à une enveloppe de pixels vidée d’une substance propre mais qui vient épouser les lignes et les formes préexistantes créées par Ridley Scott pour les faire revivre le temps d’une projection.
S’il est donc cohérent de voir la Californie futuriste de Villeneuve envahie par les hologrammes, il l’est tout autant de la sentir chargée de tristesse. Les deux vont de pair : la mythologie de Blade Runner repose entièrement sur la réminiscence du temps. Les faux souvenirs implantés dans les systèmes des réplicants, dans le but de créer une empathie artificielle et de les confondre toujours plus avec les hommes, donnaient au film de Ridley Scott un parfum proustien tout en faisant de la mémoire et de l’émotion des conditions intangibles de l’être humain. La mélancolie du temps perdu se voit exacerbée dans le second volet : trente ans ont passé et l’avenir semble dorénavant si sombre que l’univers du film prend des airs post-apocalyptiques. Une des plus belles idées ici est d’accabler tous les personnages d’un chagrin existentiel pesant : ni les héros, ni les monstres ne croient dur comme fer en leurs actes (Jared Leto, en magnat capitaliste avide de régner sur ce qu’il reste du monde, apparaît faible en aveugle prostré dans son bureau, seul endroit où il peut être menaçant). Ce pessimisme lumineux ébranle la structure manichéenne du film et renforce l’esthétique nihiliste de ferraille, de fureur et de brouillard. Cette mélancolie trouve un point d’orgue dans la séquence du cabaret abandonné de Las Vegas, écrasé par les vapeurs radioactives orange : après que K ait retrouvé l’agent Deckard (Harrison Ford, revenu lui aussi, en quelque sorte, du passé), les deux hommes déambulent entre les hologrammes d’Elvis, de Sinatra ou de Marylin, dont les statues de lumière apparaissent au gré des dysfonctionnements techniques dans un lieu où les crépitements fastueux d’antan sont recouverts de poussière.
Matière et abstraction
Ce défilé crépusculaire d’idoles véritables sort le film de son espace diégétique pour directement interpeller notre monde, de l’autre côté de l’écran. Ces figures universelles renvoient inévitablement à d’autres traces du réel également présentes : les marques et leurs logos. L’omniprésence de sigles d’entreprises connues qui ornent les façades des buildings d’une ville de Los Angeles, devenue l’égal de la Metropolis de Fritz Lang dans sa verticalité architecturale et sociale, soutient un futurisme très concret, tendant vers le réalisme et résonne d’une ironie grinçante : celui d’un placement-produit du capitalisme vorace qui court à sa propre perte et dévoile son caractère totalitaire. La nature de la charge politique entre les deux films n’a pas changé (division de la société en classes, surveillance généralisée, peur panique de la dérive de la technologie, déshumanisation des rapports sociaux et de l’homme) : Villeneuve cherche à reproduire et à intensifier l’esthétique du cinéma d’anticipation des années 70 – 80, lui rendre son idéologie, son matérialisme, son gigantisme et ses objets. Il ose un fétichisme vintage (qui passe notamment par les objets du quotidien, les voitures volantes en acier, les bunkers en béton…), à peine réactualisé par le numérique. Dans le Los Angeles de 2049, pas de réseaux sociaux, pas d’internet mais de nombreuses visites dans les sous-sols des archives, des disquettes dont les données se superposent : l’hommage est total et il touche par sa naïveté. Reconstruire la ville de Blade Runner pour Villeneuve, c’est reconstituer ses souvenirs de jeunesse, revoir les hologrammes de son enfance, c’est donc être l’égal de ses personnages. Si la vision du film émeut tant, c’est qu’à l’instar de Mad Max : Fury Road – qui sublimait lui aussi sa propre esthétique vintage — Blade Runner 2049 pourrait être vu comme la version « urbaine » du film de George Miller, bien qu’ils soient radicalement opposés par le rythme. Il y a dans ces deux œuvres post-apocalyptiques un retour à la matière qui semble agir contre l’évanescence du numérique : Gosling ne cesse de traverser des paysages les plus bruts, un désert de sable, une ville de béton, un plateau enneigé, de croiser des blocs monumentaux (immeubles ou statues démantelées).
Paradoxalement, l’image de Blade Runner 2049 tire vers l’abstraction, multiplie les formes géométriques, accentue les contrastes. Dans ses moments les plus hallucinants – au sens premier du terme – il pousse l’expérimentation visuelle jusqu’à ressembler à un film de musée, dénaturant complètement l’image de l’objet représenté. Cette façon de faire vibrer les contraires ensemble impressionne mais porte en elle sa limite : le film est souvent prodigieux et pourtant, il est condamné de son plein gré à rester dans l’ombre de l’œuvre de Scott. Si sa clé doit être trouvée dans le motif de l’hologramme, alors son destin se trouve sans doute dans la figure du passeur qu’incarne Ryan Gosling et dans laquelle se glisse discrètement Denis Villeneuve. Et si cette timidité ne permet pas au lyrisme si attendu de percer, elle est bouleversante d’humilité.