Sicario n’est pas à proprement parler un objet cannois. Au sein d’une sélection dont le mot d’ordre semble être celui du grand auteur en sous-régime (à la libre interprétation de chacun : en ce qui me concerne, c’est l’effet que m’ont fait les Moretti, Jia et d’autres encore), lui doit jouer la carte de l’outsider impeccablement fuselé, le polar sans flamboyance, mais monté au couteau, sourdement puissant, et qui doit faire l’effet d’un électrochoc.
Le film de Denis Villeneuve est donc un peu tout seul, mais dispose d’une force de frappe assez saisissante, et ce notamment grâce à la charge horrifique de l’univers des cartels, dont les corps décharnés, les méthodes innommables, les meurtres de proches, d’enfants, émaillent le film comme autant d’images en trop, de choses à ne pas regarder. Et c’est bien sur ce mode-là, celui de la pénétration lente dans l’horreur, que le film maintient son cap, à la façon d’une sorte de Cannibal Holocaust à la sauce polar narco. Nous sommes chevillés à un personnage presque passif, doublement étranger aux opérations menées : d’abord en tant qu’officier du FBI, un peu bureaucrate, un peu naïf, par rapport aux mercenaires à couteaux tirés de la CIA ; et ensuite en tant que femme, égarée dans un monde d’hommes bestiaux, y compris parmi ses propres partenaires. Emily Blunt opère un dosage indécidable entre la détermination et la tétanie, la fragilité et la force : tout le film se rue contre elle, dans une écriture de l’isolement, de l’acculement.
Il y a donc à la fois un appel à l’horreur et à la folie, qui nourrit le film d’angoisse, et en même temps une tenue irréprochable des séquences d’assaut en temps réel, qui se déroulent toujours dans l’étroit corridor d’une subjectivité, immersives comme des jeux vidéo, parfois rabattues à des radiations thermiques ou chromatiques (les caméras nocturnes des action men anti-narco) qui se font même volontiers l’écho de Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow. Inutile de trop pousser le rapprochement entre les deux films, mais citons tout de même un autre point d’accroche, qui est un des principaux atouts de Sicario, discrètement travaillé à l’ombre de ses scènes coup de force : c’est de situer le champ de bataille au niveau d’un infra-monde, quelque chose de tout proche et d’invisible, une guerre qui plane dans l’espace des humains sans que ceux-ci puissent la voir. Tout juste l’entendre : à quelques reprises, Villeneuve illustre son récit de scènes du quotidien, peuplées d’anonymes, troublées par quelques bruits de coups de feu dans le lointain – très belles séquences (notamment la toute dernière du film) où les détonations ne déclenchent pas de panique collective, mais un abattement, un affaissement des êtres au moment où, sans raison, l’Enfer gronde par en-dessous. Et à plus d’un titre, il est probable que Sicario soit un film sur l’idée de l’Enfer.