Si Incendies, le précédent film de Denis Villeneuve avait emballé la critique malgré une sortie confidentielle, Prisoners risque fort de frapper un grand coup. Fini les petits budgets, le réalisateur canadien s’offre aujourd’hui un casting hollywoodien (Hugh Jackman, Jake Gyllenhaal) pour un polar déjà comparé à Mystic River. Mais au jeu des comparaisons on oublie souvent la singularité d’une œuvre, en l’espèce un revenge movie violent doublé d’une enquête ardue dans les faubourgs glauques de Boston.
Lorsque la famille Dover (Hugh Jackman et Maria Bello) retrouve les Birch (Terrence Howard et Viola Davis) pour fêter Thanksgiving, ils ne se doutent pas que commence pour eux une terrible semaine, inaugurée par le kidnapping des fillettes des deux couples. La présence d’un camping car déglingué sur les lieux de la disparition dirigent rapidement les recherches de l’inspecteur Loki (Jake Gyllenhaal) vers Alex Jones, un jeune homme attardé, que tout accuse a priori. Mais les preuves manquant, Alex est relâché, au grand désespoir de Dover. Convaincu de sa culpabilité, le père en souffrance va alors user de tous les moyens (séquestration, torture) pour tenter de découvrir où sont les enfants, quitte à sombrer dans une vendetta personnelle dénuée de tout fondement.
Tandis que les personnages maternels (Maria Bello et Viola Davis) errent tels des fantômes assommés par la disparition de leur progéniture, les pères eux se révèlent les acteurs du drame. D’un côté Franklin Birch, incarnant le bon citoyen, respectueux de la loi et rétif à se salir les mains, de l’autre Keller Dover, incapable d’accepter le timing lent d’une enquête et prêt à tout. Cette dualité, en dépit de son caractère franchement manichéen, explore les deux attitudes possibles face au drame d’un kidnapping d’enfant : la passivité ou l’action. La perversion de Villeneuve réside dans un premier temps à légitimer le passage à l’acte de Dover. Fort d’une réalisation impeccable dans la première demi-heure, il oblige le spectateur à coups de micro rebondissements à croire à la culpabilité de l’homme que tout accable. Alors que le public peut encore douter de son implication dans la disparition des enfants, Alex Jones fait montre d’une cruauté inattendue vis à vis d’un chien, geste qui le condamne immédiatement aux yeux de Dover tout autant qu’à ceux des spectateurs. Malgré la brutalité dont Dover fait preuve, les éléments distillés par le réalisateur font basculer même les plus réticents à l’auto justice. Les séquences de torture sont ainsi justifiées, par des gestes ou des paroles qui laissent entendre que le prisonnier de Dover n’est pas l’innocent qu’il paraît. Ballottés entre l’ignominie du crime et celle des méthodes de Dover, on se retrouve témoins consentants, place pour le moins désagréable.
En parallèle, se joue l’enquête de Loki, coincé entre une hiérarchie inefficace, une victime (Dover) incontrôlable et un manque probant de pistes. Mais tout est sous les yeux du jeune policier. À l’image d’un échiquier, toutes les pièces ont leur importance, les fausses pistes et cul de sac apparents jouant tous un rôle dans la révélation finale. Malheureusement, la première partie du film, noire, obsédante, totalement angoissante, laisse progressivement place à un film policier alambiqué (l’explication des disparitions d’enfants à coup de dessins labyrinthiques fait pschitt) jouant plus avec la patience du public qu’avec ses nerfs. Redoutablement long (plus de deux heures trente), Prisoners tente de jouer avec la lenteur d’une narration à la Zodiac (avec le même Gyllenhaal), mais s’enlise trop vite dans un aller-retour de rebondissements censément symboliques (les serpents, les citations chrétiennes) qui noie une réalisation de plus en plus académique. Villeneuve fait ainsi passer Alex Jones de la case coupable à celle d’innocent, puis rebelote jusqu’à perdre le public, oubliant au passage l’enjeu dramatique du destin des fillettes, déclencheur scénaristique qu’on perd de vue au cours du métrage.
Prisonnier de sa douleur, Dover emprisonne Alex Jones, mais à l’arrivée, c’est surtout le public qui termine la course prisonnier d’un film justifiant le pire, mais qui n’ose pas pour autant sceller la tragédie qu’il avait initiée.