Lion d’argent à la Mostra de Venise en 1991, encensé au moment de sa sortie, grand succès public, Épouses et concubines demeure surtout, vingt-cinq ans après sa sortie, le film qui symbolisa, pour la critique occidentale, le renouveau du cinéma chinois. La Chine ne l’entendit d’ailleurs pas tout à fait de la même oreille, puisque l’œuvre de Zhang Yimou y fut interdite de diffusion en salles, bien que le cinéaste se défendît de toute critique à l’égard du pouvoir en place. Pour beaucoup, Épouses et concubines avait été réalisé pour un public principalement occidental, ce qui n’est sans doute pas complètement inexact, tant le film fait parfois œuvre de ce qu’on pourrait appeler « pédagogie culturelle ». Débarrassé de ce mini-scandale et du choc qu’il a pu constituer à sa sortie, le film peut aujourd’hui être admiré pour lui-même, soit une déclaration d’amour d’un cinéaste à sa muse conçue comme un éblouissement esthétique de chaque instant.
Rouge pouvoir
On ne s’étonnera pas que le titre français du film, comme souvent, privilégie une vision plus sociétale et culturelle que le titre international, plus poétique et ambigu : « Levez la lanterne rouge » (Raise the Red Lantern). On a voulu voir dans Épouses et concubines, film historique situé dans les années 1920, une critique à peine dissimulée de la rigidité de la société chinoise contemporaine. Quand Songlian, jeune étudiante désargentée, est contrainte de devenir la quatrième femme d’un riche propriétaire, elle se heurte à des traditions familiales incompréhensibles pour elle. Éduquée, avide de goûter une certaine liberté, elle n’aura de cesse de contourner les règles, jusqu’à tomber dans la folie. On pourrait, en effet, voir dans son histoire le symbole d’une Chine qui, malgré une puissance économique internationale éclatante, reste renfermée sur sa culture millénaire indéboulonnable — d’autant que la fin d’Épouses et concubines appuie sur l’idée du cycle qui se renouvelle éternellement. Mais ce serait limiter le film à un message politique étroit, dont Zhang Yimou lui-même se défendait.
Plus intéressante déjà est la réflexion que le cinéaste offre sur les dimensions multiples du pouvoir. D’amour, il ne sera jamais question : ni Songlian, ni les autres concubines du maître ne se sont mariées par passion (elles n’ont sans doute d’ailleurs rencontré leur futur époux que le jour de la nuit de noces). Quant au maître, on imagine qu’il les considère au pire comme des possessions, au même titre qu’un meuble, au mieux comme des divertissements plaisants. Que reste-t-il à ces femmes, esseulées dans la maison qui leur a été attribué à chacune, pour se sentir exister ? Le désir du maître, marqué chaque soir par le choix de la couche où il passera la nuit, et près de laquelle on allumera des lanternes rouges. En guise de récompense suprême, la favorite du soir aura droit à un massage des pieds, seul moment de leur vie où ces femmes connaîtront un état proche de l’orgasme — et dont elles deviendront dépendantes au point de manigancer l’une contre l’autre pour l’obtenir.
L’éclat de la couleur rouge, comme une tache répandue sur une photographie à dominante plutôt mortifère (tons sombres, gris et bleus le plus souvent), annonce alors la tragédie à venir, le rouge symbole de pouvoir ne pouvant que se transformer en rouge sang. Zhang Yimou choisit de ne jamais montrer le visage de l’époux, comme pour mieux établir la puissance quasi divine de cet homme sur les cinq femmes de sa maison (la servante de Songlian, Yan’er, est également sa maîtresse) mais aussi pour accentuer le sentiment d’enfermement sur soi, physique comme mental, ressenti par les concubines. Si l’architecture typiquement chinoise veut que les espaces soient constamment ouverts, le cinéaste donne à cette immense maison vide l’aspect d’une prison, où, lorsqu’on filme le pas d’une porte, c’est, à l’inverse d’un John Ford, pour mesurer l’impossibilité de le franchir.
Orgueil et fatalité
Épouses et concubines, malgré son titre pluriel, est un film conçu comme un cadeau pour une actrice, Gong Li, qu’il révéla internationalement. Zhang Yimou offre à sa muse un personnage complexe et ambigu, à la mesure de cette magnifique première scène où Songlian accepte froidement, face caméra, de devenir une concubine, avant que des larmes viennent perler sur un visage vide de toute expression. Songlian se targue d’indépendance — elle marche seule jusqu’à son futur mari, elle veut porter sa valise elle-même — puis fait preuve d’un orgueil enfantin jusqu’à commettre les plus graves erreurs. Songlian, jusqu’au bout, refuse de comprendre qu’elle se bat contre des moulins à vent. Même la rencontre amoureuse avec le fils de la première femme, qui aurait pu transformer sa vie, lui est refusée, dans une scène où ni l’un ni l’autre n’osent physiquement se rejoindre et se résolvent à échanger des regards. Il ne reste plus alors à Songlian qu’à accepter sa défaite : mais fidèle à elle-même, cette acceptation sera aussi son dernier sursaut de révolte. La voici donc, alors que sa maison a été recouverte de draps noirs, parée de la tête aux pieds d’un rouge éclatant, clamant sa volonté de vivre et d’exister à qui ne l’écoute plus. Sait-elle au moins que son visage, auquel Gong Li donne une dignité royale dans la douleur, hantera longtemps ?