En 1970, fort d’une expérience de cinéaste déjà bien affirmée, Kijû Yoshida sort Eros + Massacre. Le film débute une trilogie historique par l’évocation de la vie d’un célèbre anarchiste japonais, Sakae Ôsugi, et de ses tumultueuses relations avec les femmes. Mais Eros + Massacre développe une idée pour le moins iconoclaste de l’histoire, au diapason de la sensibilité de son réalisateur, l’un des plus singuliers de la Nouvelle Vague japonaise. En tournant rapidement le dos à la description historique pure pour la replacer dans le contexte de l’idéalisation de ces figures par des jeunes des années 1960, Yoshida préfigure le travail du collectif de L’Allemagne en automne, et partage avec ce film collectif sa propension à la réflexion sur le rapport à l’image.
Le 16 septembre 1923, l’anarchiste Sakae Ôsugi, sa maîtresse Noe Ito, et son neveu sont arrêtés par les forces de police, suite à la grande catastrophe du tremblement de terre du Kantô, alors que les forces de l’ordre craignent que le terrible évènement ne soit récupéré par les éléments les plus subversifs de sa société politique. Plus tard, ils seront tout trois battus à mort et jetés dans un puits, créant au sein de l’opinion nippone un large mouvement d’indignation – et élevant le quatuor d’Ôsugi et de ses maîtresses au rang de figures mythiques de l’histoire politique et morale du Japon.
C’est le statut qu’accorde dès le départ Yoshida à ces héros : ils sont les figures mythologiques, invoquées par la jeune Eiko Sokutai et par son ami, eux-mêmes archétypes d’une jeunesse perdue dans sa propre sensualité et dans sa propre crise de valeurs politiques et morales. Invoquées, le mot est juste, pour les jeunes protagonistes qui rejouent en esprit l’histoire de Sakae Ôsugi, invalidant par là même le procédé de l’évocation historique objective. Dans les moments finaux, Eiko et son ami, substitués à Yoshida derrière la caméra, lancent « cette photo sera pour les générations à venir un moment grandiose », devant l’intégralité de la distribution du film : ainsi, ce sont les représentations fantasmées de Sakae Ôgusi et de ceux qui l’ont entouré qui resteront dans l’histoire – comme c’est déjà le cas.
Substituant l’art à la réalité, Yoshida annonce très clairement que le mythe créé par l’inconscient collectif – et ici son expression par l’entremise du film – vaut bien autant, sinon mieux, que la réalité. Ainsi, la scène montrant pour la première fois Sakae Ôsugi en compagnie de ses autres comparses anarchistes, alors qu’ils sont emprisonnés, voit celui-ci lancer que l’action de leur groupe se doit d’attendre l’occasion, et non de la créer, comme les autres en sont persuadés. « Il importe, semble-t-il dire, que nous attendions notre fin tragique pour que notre message porte. » La temporalité du destin est chaotique dans toute la partie rétrospective du récit : ainsi, à la fois Noe Ito et Sakae Ôsugi sont parfaitement conscients de l’issue morbide de leur existence, et agissent déjà en conséquence.
Pour ajouter à l’impression d’enfermement dans une destinée déjà écrite de ses personnages, Yoshida développe une mise en scène de l’enfermement aussi physique que métaphorique. La maison-labyrinthe est un élément récurrent de la narration : elle s’immisce dans les coins de l’écran, toujours prompte à occuper l’espace à l’écran autant, voire plus, que les personnages, quitte à passer au premier plan. D’un autre côté, les protagonistes semblent se jouer de la cohérence euclidienne des pièces : grièvement blessé dans une pièce de sa demeure, Sakae Ôsugi surgira soudainement d’un autre angle d’un couloir, sans que l’on ait pour cela de véritable raison. Les effets de raccords sont volontairement brouillés par Yoshida, qui semble dire ici que l’efficacité stylistique à l’écran importe plus que la vraisemblance. Et lorsque, finalement, style, narration et évocation finissent tous par retourner au point néant, à l’épuisement de sa propre destinée et de son propre courage par Sakae Ôsugi, ce sont les murs de papier de la maison qui s’écrouleront autour de lui, mettant le point final à une course poursuite effrénée, où l’on ne distingue plus réellement si le but est réel ou symbolique.
Si Sakae Ôsugi est la figure centrale de la narration, la jeune Eiko, ou les trois maîtresses de l’anarchistes sont les véritables forces souterraines qui influencent le déroulement du récit. Le combat majeur du Sakae Ôsugi d’Eros + Massacre est avant tout celui d’une égalité entre femmes et hommes qui passerait par l’application stricte des principes de l’amour libre. Comme le laisse sous-entendre son titre, Eros + massacre est évidemment teinté de psychanalyse – tel que peut en témoigner la scène où l’un de ses maîtresses tente d’assassiner Ôsugi en se munissant d’un couteau dont la symbolique phallique est rendue transparente par la mise en scène. Mais le film ne se résume pas à cette seule interprétation, et se drape dans un égalitarisme qui est présent dans l’œuvre entier de Yoshida, égalitarisme sombre, au coût élevé, qui voit Ôsugi comme ses maîtresses (avec en premier lieu Noe Ito, interprétée par la toujours remarquable Mariko Okada) devenir martyrs. Ôsugi est dépeint comme une figure christique crucifiée, autant par son abnégations vis à vis de ses idéaux, par son destin tragique, que par la position qu’il adopte, alors qu’il est poignardé par l’une des femmes qu’il aime (« il est hors de question que je te tue pour te sauver », lui dit-elle). Eiko et de son ami, qui se crucifient eux-mêmes dans leur recherche de l’autodestruction, font écho à Sakae Ôsugi, et aux nombreuses croix christiques, symbole omniprésent de la nécessité d’un sacrifice attendu par la société et dénoncé par Yoshida. Parlant d’un autre de ses films, Le Sang séché, le réalisateur souligne ainsi la vacuité du culte du sacrifice de soi, une valeur érigée en dogme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Eros + Massacre brasse bien trop de récits parallèles, de symboliques entremêlées, de niveaux d’interprétation pour être embrassé en une unique vision. Que l’on comprenne cela ainsi : non seulement ne voir le film qu’une seule fois ne permet aucunement d’en comprendre toute la portée, mais également il convient de ne pas rechercher une seule vision, un seul point de vue, dans le discours artistique de Yoshida. Si celui-ci est un membre de la Nouvelle Vague Japonaise, c’est avant tout par son insistance à promouvoir la liberté – de penser autant que de style – qui préside à ce mouvement artistique. Toujours marqué par l’impulsion morbide de la liberté ultime – ce qui est le discours de son Sakae Ôsugi – Yoshida met en scène dans Eros + Massacre le suicide d’un réalisateur, pendu à une corde de pellicule de cinéma. Alter ego ? Peut-être pas. Mais l’impératif de la souffrance pour être libre imprègne le discours du réalisateur, qui donne dans Eros + Massacre, non pas un film somme de la Nouvelle Vague Japonaise, ni même un film compendium de sa carrière si diversifiée, mais véritablement un exercice de style d’une impressionnante rigueur autour de l’idée des nécessités et des rapports entre la liberté d’être et la liberté de créer.