En 1973, Kijû Yoshida, figure de proue du cinéma moderne japonais aux côtés d’Ôshima et Imamura, met entre parenthèses sa flamboyante carrière cinématographique pour se consacrer à Beauté de la beauté, immense série documentaire consacrée à l’art, constituée de quatre-vingt-quatorze épisodes réalisés pour la télévision. Carlotta propose dans ce coffret DVD un fragment de cette œuvre à l’ambition encyclopédique inégalée, si ce n’est par celle d’un Rossellini, comme l’évoque le bonus de l’édition. De Jérôme Bosch à Vincent Van Gogh, vingt films courts explorent la peinture européenne, chaque épisode étant consacré à un artiste (Bosch, Brueghel, Le Caravage, Goya, Delacroix, Manet, Cézanne, Van Gogh).
Cela se fait sentir dès les premières images de Gand où le cinéaste va se confronter aux tableaux de Jérôme Bosch, Beauté de la beauté signe une rupture. Kijû Yoshida semble y faire table rase de sa maestria flamboyante. Oubliez le récit dialectique et la folie formelle d’Éros + Massacre (1969), Beauté de la beauté possède la quiétude du recueillement, de la solitude du spectateur face au tableau. Chaque film déploie à ce titre à peu près le même dispositif documentaire qui tient presque du rituel religieux ou de la prière. Après une introduction sur la ville qu’il vient visiter, le cinéaste laisse entendre l’écho des ses pas de marcheur, entre dans le cadre de dos pour venir se positionner devant le tableau que la caméra va par la suite explorer. La musique démarre et donne alors le coup d’envoi de la plongée du regard au cœur de la toile. Ce rituel yoshidien nous rappelle quelque chose à la fois simple et essentiel, que regarder implique toujours une posture du corps, un endroit d’où voir. C’est une évidence mais une série documentaire comme Palettes, qui a popularisé l’analyse picturale par le média audiovisuelle, faisait fi d’une telle précaution. Dans la série d’Alain Jaubert, le spectateur accède à une visibilité parfaite du tableau, immédiate, sans aporie. Toute distance est abolie. Yoshida, lui, tient l’œuvre à distance et, même si le ton est parfois affirmatif, il ne prétend pas en livrer tous les mystères. Quand il regarde et nous fait regarder un tableau du Caravage dans une église, il se tient à une place qui ne devait pas être très éloignée de celle des croyants du 17ème siècle. Cet ascétisme formel rend grâce à l’expérience « spectatorielle » et rappelle les belles pages de Daniel Arasse à propos de la nécessité de se tenir des heures durant devant le tableau pour qu’apparaisse, comme un surgissement, ce qui n’avait pas été vu quelques minutes auparavant. Cet ascétisme répété de film en film donne à Beauté de la beauté les allures d’un grand voyage en Europe qui se serait mué en voyage intérieur. Les villes et les musées sont comme vidés de leurs touristes et de leurs habitants. Yoshida est seul comme si son accaparement esthétique avait effacé toute trace de vie. En cela, Beauté de la beauté n’est peut-être pas si éloigné des autres films du cinéaste. On retrouve une même stylisation, discrète ici, plus marquée ailleurs, dans ses fictions.
Reste que les films font naître une frustration. Si la caméra sait à merveille restituer la naissance d’un regard, qui cherche parfois plus qu’il ne trouve, le commentaire essaye assez maladroitement d’être pédagogique. La voix-off est trop hésitante entre le propos personnel et la leçon professorale ; si bien qu’elle peine parfois à captiver, à enseigner ou même à nous transmettre quelque chose de l’ordre de la sensation. On aurait préférait que Kijû Yoshida tranche entre l’historien de l’art qu’il n’est pas et le cinéaste éclairé qu’il est. On se souvient alors de la position qu’adopte Alain Cavalier dans ses films consacrés à Georges de La Tour ou Pierre Bonnard. Jamais le réalisateur ne prétend faire œuvre d’historien ou de critique mais préfère nous parler depuis son statut de cinéaste, trouvant dans les peintures d’un autre des échos, des questionnements, des inquiétudes qui rejoignent sa pratique du cinéma. Il y a un dialogue permanent entre cinéma et peinture, tout comme chez André Delvaux qui, dans son magnifique Met Dirk Bouts, résolvait, par les outils du cinéma, un problème de point de vue qu’avait dû se poser le peintre.
Mathieu Capel dans le film-supplément de l’édition donne peut-être, à demi-mots, les raisons de l’absence de réelle confrontation entre le cinéma et peinture chez Yoshida. Il y a qu’après une période où le cinéma avait presque mis en péril sa santé (quinze films en quinze ans), le réalisateur avait peut-être décidé de l’ensommeiller comme un vieux démon qu’on ne veut pas énerver. Beauté de la beauté est une œuvre de recueillement, est-elle aussi celle d’un convalescent ?