Sortie il y a de cela un an, la première partie de la rétrospective Yoshida orchestrée par Carlotta s’attachait à retracer les premières années de la carrière du cinéaste, les plus intenses aussi, avec en figure de proue la somptueuse édition d’Eros + Massacre (1969). Cette seconde partie de la rétrospective revient un peu dans le temps, en 1968, pour s’arrêter sur le dernier film – à ce jour – de Yoshida.
1968 : Adieu, clarté d’été
Réalisé un an avant le somptueux noir et blanc d’Eros + Massacre, Adieu, clarté d’été suite les pas de deux expatriés japonais en Europe, à la recherche, pour lui, de l’église sur laquelle a été modelée celle, disparue de longue date, de Nagasaki, et pour elle, de la tranquillité de l’âme. Mais Nagasaki est plus présent entre les deux amants contrariés qu’ils ne sauraient le dire. Mis en scène avec un lyrisme et une élégance remarquable, Adieu, clarté d’été marque le retour de Yoshida à la couleur après La Source thermale d’Akitsu, une couleur servie par une photographie sublimement nostalgique. Parti d’une idée scénaristique de base, Yoshida a parcouru l’Europe sur les pas de ses personnages, improvisant les développements de son film, pour une douloureuse passion dont les méandres torturés rappelle parfois Jules et Jim.
1970 : Purgatoire Eroica
Tourné un an après Eros + Massacre, Purgatoire Eroica est certainement le film de la radicalisation visuelle, et plus généralement artistique. Dans son prologue au film, Yoshida lui-même note que pour lui, si la conquête du pouvoir relève du genre de la tragédie, celui des luttes internes d’un parti parvenu relève purement de la farce. La tragédie, c’est la splendeur dramatique d’Eros + Massacre – Purgatoire Eroica sera donc le film de la farce du pouvoir. Mais une farce noire, entre ironie mordante et absurde cassant. Pour filmer ces pitoyables luttes, trahisons et manipulations, Yoshida brise les règles visuelles et chronologiques. Visuellement, il radicalise farouchement son style de mise en scène, cantonnant ses protagonistes dans un coin de l’écran, et laissant la part du lion de son image aux lignes oppressantes des lieux qui les abritent. Chronologiquement, Purgatoire Eroica brouille les pistes, selon la volonté de Yoshida pour qui le cinéma doit permettre de confronter passé, présent et avenir. Si les protagonistes d’Eros + Massacre se sentaient oppressés par leur destin tragique et qu’ils savaient déjà écrit, ceux de Purgatoire Eroica se perdent dans le temps sans s’en inquiéter. Radicale, à la limite de l’expérimentation, Purgatoire Eroica représente la partie formellement la plus étonnante de la trilogie de l’histoire et du pouvoir (Eros + Massacre, Purgatoire Eroica et Coup d’État).
1971 : Aveux, théories, actrices
Jamais éloigné des préoccupations de son temps, Yoshida s’intéresse l’année suivante à la crise dans le milieu des studios, qui poussent de nombreux projets à avorter, et de nombreux professionnels du cinéma sur la paille. Sa sensibilité le pousse à s’intéresser plus particulièrement aux destins des actrices. Mariko Okada se voit rejoindre en tête d’affiche par Ruriko Asaoka et Ineko Arima. Les trois actrices interprètent trois actrices sur le point de participer au tournage du film Aveux, théories, actrices : la mise en abyme est donc le postulat même du film. Yoshida construit autour de ses trois actrices une mythologie fictionnelle mais qui possède une véracité troublante, sur laquelle le réalisateur sait reposer son vertigineux récit. Schizophrénie, mensonge, nombrilisme, incapacité à discerner le réel du rêve, folie, obsessions morbides : Yoshida a conscience du statut de semi-divinité qu’il accorde à ses interprètes – des divinités qui, comme toutes figures surhumaines, à la fois tirent leur force et subissent leur hybris. Jouant toujours sur la temporalité et le mélange des pistes narratives, Yoshida livre avec Aveux, théories, actrices un exercice de style visuellement remarquable, qui tire toute sa force du talent remarquable de ses interprètes à incarner les portraits passionnés et fous créés par Yoshida.
1973 : Coup d’État
Terminant sur un récit aux tonalités sombres la trilogie politique poursuivie dans Purgatoire Eroica, Coup d’État s’intéresse à un épisode central de l’histoire politique du Japon moderne, la tentative de coup d’État de 1936 – le seul coup d’État qu’ait jamais connu l’archipel (qui inspira également Yukio Mishima pour son film Yûkoku. La présence féminine est plus ténue dans ce film, centré autour du penseur ultranationaliste Ikki Kita, interprété par Rentaro Mikuni. Sorte de reflet nationaliste – dans l’œuvre de Yoshida – de Sagae Osuki, Kita demeure une figure sombre, rongée par son respect fanatiques des traditions et par une astuce politique inquiète. Plus que sur les assassinats politiques et la tentative armée de coup d’état, Coup d’État se focalise surtout sur le cœur du sentiment patriotique japonais, une notion jumelle, symbiotique de celle d’amour de l’empereur dans l’esprit d’Ikki Kita. Mais le véritable personnage du film reste le jeune soldat, désespérément humain (en contraste donc, qui recherche les intuitions de Kita pour guider son patriotisme. Notons enfin la bonne idée de Carlotta, qui édite Coup d’État sur le même DVD que Purgatoire Eroica, ce qui permet de se procurer à peu de frais l’intégralité de la trilogie politique de Yoshida.
1986 : Promesse
Après Coup d’État, Yoshida part pour le Mexique, avec un projet de film qui ne sera jamais réalisé. Sa santé, précaire, l’oblige à rompre avec l’écran pendant une période de treize ans, au terme de laquelle il réalise un retour sur les écrans dans une chronique douce-amère, autour de l’idée de l’euthanasie. Yoshida semble formellement assagi avec cette chronique familiale qui n’est pas sans rappeler Ozu – pour lequel il a œuvré dans sa jeunesse – qui met en scène plusieurs générations d’une famille vivant dans une même maison, qui peine à faire face à la décrépitude des parents du mari. En filigrane, Yoshida s’interroge plus sur l’idée de la loyauté familiale, et de l’honneur personnel, que sur l’idée de l’acte de l’euthanasie même. Dans ce film plus que jamais, l’inévitable horizon de la mort habite l’œuvre du cinéaste.
1988 : Les Hauts de Hurlevent
Première et unique incursion de Yoshida dans le domaine du film historique – un domaine qui lui était jusqu’alors fermé pour des raisons budgétaires – la version de Yoshida des Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë change insensiblement le propos du roman original pour se conformer à son analyse par George Bataille. Violence, folie, mort et érotisme se côtoient dans un film à l’esthétique somptueuse – chaque plan ciselé, éclairé comme rarement dans la filmographie « couleur » du réalisateur, depuis La Source thermale d’Akitsu. Le destin tragique d’Onimaru, orphelin recueilli par une famille noble sur les flancs du Mont Fuji, et rendu fou de jalousie, puis de vengeance, n’est pas sans rappeler la déchéance de Taketori Washizu dans Le Château de l’araignée. Yoshida va, dans ce film, compléter le cycle entre Eros et Thanatos : loin d’être une opposition, il s’agit finalement pour lui d’un cycle réel, une opposition dont les deux côtés se trouvent irrémédiablement interdépendants. Si les amants de la première génération, la génération maudite, succombent à la folie dans des extrémités d’une rare intensité, la seconde génération, tenue de remettre la tradition en place, commence son existence les pieds dans le sang versé par les amants maudits, les esprits déjà pervertis par la folie monstrueuse de leurs prédécesseurs. Le pessimisme de Yoshida, déjà perceptible dans son précédent film, affleure réellement ici, en cela que Les Hauts de Hurlevent reprend les thématiques sensualistes développées dans la première époque de l’œuvre de Yoshida, et y proposent une conclusion terrible.
2002 : Femmes en miroir
En préambule de ce qui constitue – pour le moment – le dernier long métrage de Yoshida (il a depuis participé à Bienvenue à São Paolo), Yoshida le souligne : après Les Hauts de Hurlevent, il se rendit compte qu’il n’avait jamais parlé de la bombe, jamais apporté sa pierre à l’édifice du gembaku. Et il s’agit de quelque chose qui lui tient à cœur « avant de mourir»… Trois ans auparavant, Shohei Imamura réalisait le terrible Pluie noire, sur le bombardement de Nagasaki – un film d’une douloureuse démonstrativité. Pour Yoshida, le propos est ailleurs, cependant – certainement parce que le réalisateur était trop jeune (il était âgé de 3 ans) pour avoir réellement vécu intensément les bombardements. Yoshida s’interdit d’emblée de montrer la bombe elle-même, ni même de montrer les victimes d’une façon complaisante. La bombe, elle existera pour lui dans les cœurs de trois femmes, une grand-mère (Mariko Okada, toujours somptueuse) et sa petite-fille, et la femme amnésique dans laquelle elles pensent retrouver la mère de la petite, disparue de longue date. Entre mensonges et non-dits, souvenirs enfouis et quête d’identité, ces trois femmes se posent comme continuatrices des personnages féminins de Yoshida. Continuatrices, mais aussi compendium, tant Femmes en miroir apparaît comme une œuvre mature pour son réalisateur. Mature, par le talent déployé par son réalisateur dans une merveilleuse mise en scène. Mais mature également l’œuvre finale d’un artiste chez qui l’idée de la mort est toujours plus présente, et qui l’affronte de la façon la plus paradoxale, la plus artistiquement courageuse : en réalisant un film entier autour de son sujet éternellement hors champ.