N’en déplaise aux admirateurs du mouvement européen, la Nouvelle Vague japonaise n’est en rien une résonance nippone des propositions artistiques des artistes de la Nouvelle Vague dans nos contrées. Les préoccupations de la Nuberu Bagu sont principalement sociales, autour d’une remise en cause des codes établis du langage cinématographique, un souci qu’elle partage avec « notre » Nouvelle Vague. Point de théorie établie, point de publication au centre du mouvement au Pays du Soleil Levant, cependant : chacun des grands réalisateurs du mouvement possède sa propre identité. Shohei Imamura, Seijun Suzuki, Nagisa Ôshima, Yasuzo Masumura… : chacun sa thématique, chacun son expression. Yoshishige « Kijû » Yoshida place les préoccupations sociales au centre de sa cinématographie, et considère que la forme importe autant que le fond dans la mise en cinéma de sa révolte. En résulte une œuvre d’une douloureuse précision et d’une finesse remarquable, mais tellement diverse et riche dans sa progression qu’il serait bien difficile de trouver dans la filmographie du réalisateur un film pour en constituer le point d’orgue.
Si la filmographie de Kijû Yoshida est étonnamment restreinte (le réalisateur n’aura signé que 21 longs métrages entre Bon à rien en 1960 et sa participation à Bienvenue à São Paulo en 2005), il convient de se souvenir que le réalisateur dans chacun de ses films un discours artistique d’une intensité impressionnante. Yoshida ne dissocie en effet jamais le travail sur la forme du travail sur le fond, et chacun de ses films apparaît comme un joyau précisément ciselé. La période la plus intense de sa filmographie se situe entre 1960 et 1973, période où il réalise 15 de ses films, sans jamais se départir de cette exigence de perfection formelle et intellectuelle, ce qui fait de ces 13 années un accomplissement aussi impressionnant qu’étonnant.
Yoshida est autant que Kenji Mizoguchi un « cinéaste de femmes », puisqu’il partage les mêmes topos cinématographiques, bien que les raisons qui placent les femmes au centre des œuvres des deux réalisateurs diffèrent fondamentalement. Yoshida parle beaucoup des femmes, mais c’est manifestement parce qu’elles représentent pour lui un thème propre à véhiculer les désirs de révolte qui habitent également son style. La femme est par excellence dans le monde de Yoshida la destination du regard, autant parce que la société met sur ses épaules une pression sociale constante (et particulièrement dans la société nippone d’après guerre alors que les années 1970 et la libération sexuelle s’annoncent), que parce qu’elle est, pour parler simplement, la destination du regard sensuel des hommes. Considérée ainsi, la femme prend aisément sa place au centre de la filmographie de Yoshida : elle devient un objet cinématographique pur, chez un cinéaste pour qui le regard est un topos activement mis en perspective. La femme, en somme, sera l’essence du cinéma de Yoshida.
Le Regard comme existence
La pression sociale est un monstre omniprésent, doué de l’ultime ubiquité, dans le cinéma de Kijû Yoshida, et cette pression s’exprime par le poids du regard. Ce regard hante tous ses protagonistes, autant que l’âme artiste de Yoshida. Que suis-je, moi-même, sinon une ultime expression de ce regard socialement chargé qui entoure les individus dans la société qui est la mienne, semble se dire le cinéaste. Et avoir conscience d’être un tel regard, comment cela change t‑il ma nature profonde ? Yoshida, Argus moderne, devient un personnage à part entière dans ses œuvres, et adopte un point essentiellement cinématographique. Il a conscience des responsabilités de celui qui crée des images, autant vis à vis de son public, vis à vis de ses personnages, et plus encore vis à vis de sa psyché.
La Source thermale d’Akitsu met en scène les amours pour le moins contrariées de Shinko, tombée amoureuse d’un homme qui ne répondra jamais réellement avec honnêteté à ses avances, malgré son omniprésence dans sa vie. Tout dans la vie de cette femme est rythmé, légitimé par le regard qu’on porte sur elle : elle ne rejoindra pas son amant parce que les conventions l’interdisent, elle reprendra l’auberge familiale parce que la société demande qu’elle prennent la suite de sa mère. C’est une société sclérosée qui la condamne, autant que la lâcheté de l’homme qu’elle aime et qui ne saura jamais lui non plus se départir du poids du regard des autres pour vivre avec justice sa passion. Cependant, seule Shinko restera, au sens propre, la victime. Jun, le bon à rien du film éponyme, rejette en bloc ces conventions qui condamnent Shinko, mais lui non plus n’échappera pas à leur poids écrasant. Ce récit de révolte post adolescente dépeint un protagoniste totalement nihiliste, mais qui trouve son seul moment de grandeur au moment où il courbe l’échine devant les conventions. Jun blessé, probablement mortellement, dans le final de Bon à rien, apparaît autant comme une victime de son propre aveuglement qu’une victime des nécessités narratives du cinéma : Yoshida se pose dans ce premier film comme le pendant artistique d’une société qui ne tolère pas que l’on s’écarte de ses sentiers battus. Jun meurt parce qu’il doit mourir devant la caméra, même si Bon à rien se veut, dans les propos du réalisateur, comme une histoire de jeunesse plus crédible que la moyenne du genre produite à cette époque là au Japon. Et de la même façon que le jeune homme doit être sacrifié à la société, le personnage est sacrifié sur l’autel de son cinéaste : la société est le metteur en scène des individus, et les manipule comme de vulgaire pantins. Kiguchi Takashi, dans Le Sang séché, est érigé par une société ultrapublicitaire (d’une brûlante actualité aujourd’hui encore) comme une icône morale, et sera lui aussi sacrifié. Dès le moment où Takashi s’arrache aux griffes des publicitaires qui l’ont consacré après sa tentative de suicide comme une idole sociale, dès le moment où il commence à penser par lui-même, on sait que le personnage ne pourra pas aller au bout de cette illusoire accession à la responsabilité affranchie de la société : il finira détruit par le complot d’un paparazzo, et pour le simple plaisir de ce dernier. Amorale et gratuite, la chute du personnage consacre la vacuité de sa tentative de vouloir affronter les regards de la société en choisissant, suprême blasphème, d’ignorer ces regards. C’est cette même tentation qui précipite la chute du Julien Sorel de La Fin d’une douce nuit : voulant manipuler la société des apparences, il se berce d’illusions, et son dernier refuge sera entre les bras du personnage le plus cynique et désabusé, entre le dépit et la folie. Non que l’on ne puisse triompher de la société dans le monde de Yoshida, mais il convient de se souvenir que le triomphe, lorsque l’on n’est pas de taille, ne viendra que d’un hasard total.
C’est le regard qui bouleverse la vie pourtant passablement rangée et routinière des personnages de Flamme et femme et du Lac des femmes. Dans le premier, le bébé d’une femme inséminée artificiellement cristallise les tensions, entre un mari stérile qui n’accepte finalement pas de ne pas savoir de qui est son fils, un couple d’amis sans enfant qui ont des vues sur le petit garçon, et une femme obsédée par la possession univoque de son enfant. Le besoin social de produire un héritier structure la relation terriblement ambiguë qui se noue entre les protagonistes. De la même façon, dans le Lac des femmes, les photos nues prises par un amant marié de sa maîtresse et perdues par celle-ci causent un retournement de valeur dans le couple. Alors qu’ils mettent tout en œuvre pour retrouver les clichés compromettants, la place du regard dans leur relation, et dans celle avec celui qui a retrouvé les photos révèle le vice de la situation, comme une catharsis. Amours dans la neige voit une femme renouer avec un ancien amant impuissant, parce que cette particularité donne à leur relation une sensualité presque exclusivement visuelle : l’amour par le regard serait une passion bien plus pure. Enfin, évidemment, les deux jeunes protagonistes d’Eros + Massacre ne vivent leur mal-être que par le truchement de la caméra : d’une part, parce qu’ils mettent en scène à proprement parler leur rapport aux deux figures historiques qu’ils évoquent. Mais également parce qu’à mesure que le film se déroule, l’œil de la caméra devient physiquement présent à l’écran et les jeunes gens se substituent à Yoshida, deviennent une présence symbolique du réalisateur à l’écran. Lorsque le film se clôt sur les deux acteurs photographiant tout le casting du film, en concluant que « cette photo sera pour les générations à venir un moment grandiose », la boucle est bouclée. Les personnages historiques évoqués par les jeunes gens sont devenus des icônes de leur imaginaire (structuré cinématographiquement par essence), les jeunes gens sont devenus des reflets du cinéaste : Yoshida est chaque personnage de son film, à la fois bourreau et martyr de ses propres exigences. Et le spectateur lui-même, devenu un alter ego de Yoshida, est invité à s’interroger sur la place de son regard dans son rapport au cinéma, et sur la place toujours plus centrale (et donc toujours plus légitimement sujette à la remise en question) de ce cinéma dans la société actuelle.
Sans jamais se laisser aller à encourager le regard caméra, Yoshida développe une mise en scène où la caméra existe fondamentalement. Les protagonistes se doivent de ressentir sa présence, de reconnaître dans leur monde la présence du spectateur. Les incroyables plans montés de La Source thermale d’Akitsu, symboliques de l’enfermement des protagonistes dans un regard omniprésent, sont à cet égard les plus évidents. Mais la sensibilité visuelle de Yoshida est présente dans tout son œuvre : dans les cadrages surréalistes (au sens où l’entendait Franju : plus réel que le réel) d’Eros + Massacre et de Flamme et femme ; dans la stylisation extrême dans sa sensualité déviante de certains plans d’Histoire écrite sur l’eau ; dans la mise en abyme de l’artiste sculpteur/cinéaste de Passion ardente… Yoshida sait aussi se jouer des desiderata traditionnels d’un récit : ainsi, toute la première partie d’Amours dans la neige tourne autour de l’attente d’une scène sexuellement explicite, mais se joue de son auditoire en louvoyant, développant un érotisme passablement inédit, mais non moins efficace. La Nuberu Bagu remettait en cause, de façon assez globale, le systématisme du cinéma de genre au Japon. Les films de commandes étaient en effet extrêmement codifiés, et les réalisateurs contemporains de Yoshida ont pavé la voie pour les trublions comme Kinji Fukasaku ou Seijun Suzuki (dont l’iconoclaste Vagabond de Tokyo doit énormément aux audaces de ses prédécesseurs). La réaction artistique de Yoshida face à ces codes très stricts est toujours celle d’un réalisme militant : ainsi, avec le film noir Évasion du Japon, il réalise un film très semblable au départ aux cohortes de films d’action de cette époque, mais dont le parti pris strictement réaliste transforme rapidement la nature. Comme dans le reste de sa filmographie, le regard posé par Yoshida sur ses protagonistes est dur et sans concession : son regard de cinéaste est celui d’un artiste qui ne sépare pas l’art de la politique. Ouvertement militant, il se pose comme un opposant à toute forme de stylisation des motivations et des atermoiements de ses personnages : le cinéaste brandit son art comme un miroir à la face de son auditoire – miroir dans lequel il est évidemment reflété, lui aussi. C’est ainsi que l’extrême diversité des thèmes de ses films se trouve être finalement parfaitement homogène : de l’insémination artificielle comme vecteur du questionnement de la liberté de la femme dans Flamme et femme à la critique acerbe de la société des médias du Sang séché, en passant par la déconstruction du mélodrame que constituent l’histoire d’amour gâchée de La Source thermale d’Akitsu et l’étude étonnamment lyrique de l’amour physique entre une mère et son fils dans Histoire écrite sur l’eau, chacun des films de Yoshida interroge une partie de la conscience de la société, et la part du rôle du regard dans son analyse.
La grande force de l’art du récit de Yoshida est la maturité avec laquelle il considère et développe sa thématique réaliste. Si ses protagonistes ne reçoivent aucune pitié de sa part, il n’ira jamais jusqu’à faire preuve de cruauté gratuite à leur égard. Plutôt que de présenter un jugement sur les motivations de ses protagonistes, Yoshida interroge la façon dont leurs actions vont parler de et à la société. Faire un film scabreux de Histoire écrite sur l’eau eut été facile. Le film met en scène un jeune homme qui ne parvient pas à se départir de son désir possessif envers sa mère, et dont celle-ci va finir par céder à ses avances. Cela ne s’opère sans aucune violence, ni agression : comment peut-on expliquer un tel geste, dans la société qui est la nôtre ? Voilà la question que se pose Yoshida. Le cinéaste possède la sagesse de toujours chercher à garder un regard plus large. Pour lui, chaque histoire existante possède le potentiel de permettre d’interroger la société, de la remettre en question. Chacun de ses films est donc un film à thèse, mais sans céder aucunement aux lourdeurs du didactisme. Il brise le confort de la narration sclérosée du cinéma de commande en demandant à son auditoire de réfléchir à ce que remet en cause chacun de ses films, mais n’ira jamais jusqu’à offrir les clés du décryptage de son propre point de vue. La Nouvelle Vague de Yoshida est un cinéma qui renvoie son regard au spectateur. Qu’es-tu venu voir, auditoire passif ? Et pourquoi te le montre-t-on ? La construction de son univers visuel n’a aucunement pâti de cette rigueur intellectuelle, et l’œuvre de Yoshida est celle d’un artiste exigeant avec lui-même, et qui a l’audace, la dignité et la bonté de demander à son auditoire de l’être autant que lui – remise en cause fondamentale d’un art qui dans l’après guerre devenait pour une grande part purement divertissant.
La Femme : martyre, idole, axe
Lorsque Kijû Yoshida réalise La Source thermale d’Akitsu en 1962, il s’agit de son premier film avec Mariko Okada, qui deviendra sa femme peu de temps après. Ils restent mariés à ce jour, et la magnifique actrice interprète de nombreux personnages dans sa filmographie, depuis la mère incestueuse d’Histoire écrite sur l’eau jusqu’à la femme égarée d’Amours dans la neige. Les rapports entre le réalisateur et l’actrice transparaissent évidemment à l’écran, mais ce n’est pas seulement pour cela que la femme tient une place bien particulière dans l’univers de Kijû Yoshida. Si c’est par l’extrême rigueur morale et intellectuelle de son œuvre au sein de la Nuberu Bagu que se distingue Yoshida, la femme constitue également un axe de son œuvre à cette époque. Ce n’est guère un choix purement féministe, mais bien la conclusion d’une réflexion lucide de l’artiste sur son média et sur son discours. En effet, la remise en cause des fondements de la société étant au cœur de l’œuvre de Yoshida, choisir de placer la femme au centre de cette critique de la société apparaît comme une démarche pleinement fondée.
La femme apparaît en position de victime dans nombre de films de Kijû Yoshida, mais son traitement narratif n’est pas uniquement misérabiliste. Ainsi, de nombreux personnages féminins sont très forts : la secrétaire dont s’amourache Jun dans Bon à rien, la jeune arriviste de La Fin d’une douce nuit, la criminelle malgré elle d’Évasion du Japon, Shinko dans La Source thermale d’Akitsu, la jeune fille violée de 18 jeunes gens à l’appel de l’orage sont des personnages que leur seule volonté de vivre une vie à l’égal des hommes – mêmes buts, même moyens – condamne aux yeux d’une société patriarcale, et que la volonté réaliste de Yoshida ne sauvera pas. Si ces personnages apparaissent comme relativement classiques, certains sont plus nuancés, plus difficiles. Amours dans la neige constitue ainsi un portrait tout en clair-obscur (que ne laisserait pourtant pas sous entendre le titre et le décor, lui visuellement manichéen, et présent pour souligner les ombres troubles des personnages) d’une femme qui recherche autre chose dans la passion amoureuse que la simple satisfaction physique, préférant à son amant normal une ancienne flamme dont l’impuissance garantit la pureté de sentiments, et qui finira crucifiée, déchirée entre les conséquences de ses actes sur ses deux amants. Ce personnage rappelle d’ailleurs celui interprété par la même Mariko Okada dans Eros + Massacre, puissante héroïne libertaire et partisane de l’amour libre qui vit en connaissant et en acceptant par avance toute la dimension effroyablement douloureuse et morbide de son choix de vie et de passion. Le personnage féminin de Sang séché, s’il est moins lyrique, reste remarquablement intéressant. La jeune femme est en effet l’instigatrice de la très cynique campagne de publicité qui use de l’image d’un suicidaire qui n’a pas réussi à mettre fin à ses jours. Jouant un jeu multiple entre ses commanditaires, son ancien amant paparazzo qui fait tout pour détruire son « œuvre », et le suicidaire en question, la jeune femme cherche avant tout, de son propre aveu, à changer le monde, à faire réagir les gens. Elle se rend compte de l’ignominie de ses propres actions et cherche par leurs excès à susciter l’indignation. Ce sera peine perdue, et elle finira privée de sa création, abandonnée et méprisée par son ancien amant, sa conviction détruite par une société qui n’aura vu dans ses actions que leur nature la plus superficielle, la plus intéressée.
Plus troubles encore, et plus vertigineuses, sont les « héroïnes » de Flamme et femme, Le Lac des femmes et Histoire écrite sur l’eau. Le premier met en scène rien moins que la trinité féminine primordiale de la vierge, la mère et la sorcière. La vierge, c’est l’amie de la famille, la seule « pure », qui se voit abominée par les trois autres protagonistes parce qu’elle a enlevé l’enfant de son amie. Son mari, le médecin inséminateur qui voit un sien enfant dans chaque naissance aidée, le père qui ne parvient pas à dépasser le fait que l’enfant ne soit pas de lui et la mère qui vampirise le bébé regarde l’intruse, pourtant la moins torturée de tous, sinon par son évident désir de maternité, comme une criminelle, et la détruise psychologiquement dans une scène d’une rare violence morale. La mère est également la sorcière : Mariko Okada, encore une fois, campe ce personnage à la fois monstrueux et pathétique. Monstrueux, parce qu’elle a décidé de vampiriser son enfant, le considérant comme sien et uniquement sien à cause de l’absence physique de père ; pathétique, parce qu’elle ne désirait pas cet enfant, et que le passage d’un extrême à l’autre a manifestement détruit son équilibre.
Le Lac des femmes emprunte des sentiers voisins de ceux d’Amours dans la neige. Miyako y entretient une relation avec un homme marié, qui désire la prendre en photo nue. Les photos sont dérobées par un homme mystérieux, et s’ensuit une course poursuite inquiète autour de la révélation éventuelle de ces photos compromettantes. La thématique du regard déjà abordée plus haut est évidemment centrale dans ce film, mais le plus intéressant reste le personnage de Miyako. Personnage total, la jeune femme apparaît comme déréalisée, comme ayant pris conscience de son rôle avant tout narratif dans l’esprit d’hommes l’entourant et qui ne la ressente que par le regard, justement. Cherchant à comprendre cette relation visuelle, la jeune femme va évoluer dans son rapport aux hommes suite à cette affaire, en choisissant finalement de prendre l’initiative de l’amour charnel avec le satyre pour exister : il ne lui reste ainsi plus que cette solution pour ne pas se ressentir comme une image vue et façonnée par les hommes. Le regard de Yoshida sur la sensualité est par ailleurs extrêmement positif, et ce n’est jamais un avilissement pour Miyako de se donner, au contraire. Il s’agit d’un réel camouflet à la face d’une société patriarcale et machiste : la jeune fille va choisir son amant dans celui que tout lui commanderait de refuser, et va prendre l’initiative, remportant le rapport d’autorité face à l’homme, devenu totalement passif. Miyako ressuscite le mythe de Lilith, la première femme d’Adam chassée du Paradis pour avoir voulu être non pas son égal, chimère condescendante issue de la bienveillance des hommes dans une société aujourd’hui encore profondément inégalitaire, mais bien sa supérieure. Lilith deviendra au fil du temps un personnage maléfique dans la tradition juive. Miyako, quant à elle, vilipendée et déchue par ses contemporains, est subtilement soutenue par un Yoshida chez qui le droit de la femme à disposer de son corps est imprescriptible.
Histoire écrite sur l’eau reste à cet égard le plus fascinant des récits de l’époque Nuberu Bagu de Yoshida. Mariko Okada y incarne Shizuka, une mère dont la beauté fascine les hommes, particulièrement son fils qui ne peut se résoudre à se marier tant l’obsède l’idée de posséder physiquement sa mère. Potentiellement terriblement scabreux, le récit possède pourtant une grâce magnifique, notamment grâce à une des mise en scène les plus stylisées de Yoshida. Yoshida ne perd pas de temps à s’interroger sur la moralité de ses protagonistes, mais considère, comme toujours dans son œuvre, que l’acte d’amour possède une réelle signification passionnelle et morale – qu’est-ce qui peut donc pousser une mère à briser le tabou de l’inceste ? Telle est la question que Yoshida pose clairement, et le choix de Shizuka de se donner à son fils constitue à ses yeux un acte d’une grande force et d’une grande noblesse, lorsque le jeune homme quant à lui est d’une rare faiblesse.
La sensualité et l’érotisme chez Yoshida sont d’autant plus présents qu’il revendique activement le droit de chacun, femme et homme, à user de son corps comme bon lui semble – la seule chose condamnée explicitement étant le viol, suprême profanation et ultime indignité renouvelant la mainmise abusive des hommes sur les femmes. D’un point de vue formel et intellectuel, Eros + Massacre ne représente en rien le film-compendium de son œuvre, puisque celle-ci est changeante, en perpétuelle évolution. Cependant, le titre du film pourrait fort bien convenir à un résumé de la vision de la passion chez Yoshida. Le réalisateur dépasse cependant rapidement l’ostensible signification psychanalytique freudienne de cette expression, pour y ajouter un aspect sociologique fortement ancré dans son temps. Comme Sakae Ôsugi, le personnage principal (et historiquement – ou narrativement, ce qui revient au même chez Yoshida – réel) d’Eros + Massacre, Yoshida semble vouloir placer au centre de la contestation l’idée de la sensualité, et donc la mettre également au centre de son œuvre. Et si cette liberté de sens est parfaitement justifiée, et nécessaire, c’est une réelle épreuve, une souffrance qui y donne accès.
Si la Nouvelle Vague et la Nuberu Bagu diffèrent réellement, elles possédaient toutes deux la volonté de changer les choses. Yoshida ne se sera jamais contenté de changer le cinéma, mais possède une manifeste intention de changer la société dans le même temps. En introduisant l’idée d’un érotisme fulgurant, envoûtant, mais inconfortable dans ses implications sociales et morales, Yoshida définit l’essence de son art : il s’agit de pousser à leur paroxysme à la fois les possibilités narratives du cinéma et le seuil de tolérance des spectateurs, tout en gardant un aspect totalement idéologique, et d’interpeller perpétuellement son auditoire et sur la forme et sur le fond du cinéma. Sa démarche est d’une impressionnante exigence, et d’une formidable probité dont la redécouverte aujourd’hui laisse à la bouche un goût amer – celui de n’avoir que trop peu aujourd’hui de cinéastes et d’artistes de l’ampleur de Kijû Yoshida.