Œuvre de la première partie de la filmographie de Yoshishige « Kijû » Yoshida, la mise en scène de La Source thermale d’Akitsu (1962) ne possède pas l’esprit aventureux de ses réalisations postérieures, emblématique de la Nouvelle Vague japonaise. En lieu et place, Yoshida pose un style visuel somptueux, au cadrage et la photographie remarquables, le tout illustrant un récit qui est, lui, perturbé et subversif. Fascinant mélodrame étonnamment morbide, La Source thermale d’Akitsu est aussi un puissant et complexe portrait de femme, comme les dessinera dans la suite de sa carrière le réalisateur.
Août 1945, au Japon. L’empire du Soleil Levant résonne encore des grondements au dessus de Nagasaki et d’Hiroshima, dont les bombardements ont eu lieu à peine une semaine avant. Atteint de pneumonie, Shusaku revient dans sa ville natale, pour la trouver détruite, et sa famille disparue. Dans le train qui l’emmène là où il doit les retrouver, Shusaku rencontre une femme travaillant dans une auberge thermale à Akitsu, sur le chemin. À bout de forces, il se rend là-bas, pensant y mourir. Mais c’est sans compter avec l’enthousiasme mutin de la jeune Shinko, qui décide de sauver le jeune homme, qui a d’autre part de fortes tendances suicidaires. Finalement guéri de ces deux menaces contre sa vie, Shusaku quitte l’auberge sans que rien n’ait été réellement avoué entre Shinko et lui, mais ce non-dit revient les hanter, elle et lui, tout au long de leur vie.
Le Japon d’Hiro Hito devait-il survivre au déshonneur de la capitulation de 1945 ? Pour Shusaku comme pour Shinto, la réponse semble être « non ». Elle, au départ moqueuse et rebelle face aux traditions et à la fierté nationale, fond en larmes dès le lendemain à l’annonce par l’empereur de la capitulation face aux forces alliées. Shusaku, quant à lui, est marqué par la mort qui l’accompagne, dès le début du film, dans les ruines déliquescentes de son village natal, comme de sa vie. C’est ainsi que même soulagé de la menace de la pneumonie, le jeune homme persiste à courtiser la grande faucheuse, allant jusqu’à proposer à la toute jeune Shinko de l’accompagner dans son suicide. Indolent, il ne saura jamais se décider à emprunter le chemin de la mort, ou celui de la vie – celui de Shinko. Shinko, elle, conserve la tête haute tout le long de sa vie, portée par l’amour qu’elle conserve à Shusaku, malgré son mariage, ses infidélités, son comportement de rustre sexiste…
Symboles doubles d’un Japon défait et fataliste (pour Shusaku); et d’un Japon désirant trouver la force d’outrepasser le traumatisme moral et humain de la défaite (pour Shinko), les amants contrariés de La Source thermale d’Akitsu forment à eux deux un portrait terriblement contrasté qui témoigne chez Yoshida et Fujiwara, les scénaristes du film, d’une conscience aiguë de la schizophrénie latente du Japon d’après-guerre. Le trublion Kinji Fukasaku fit scandale en 1975 avec son Cimetière de la morale, qui pointait (enfin, pointait… dirigeait un missile nucléaire sur, plutôt) les contradictions de l’idée de l’honneur japonais. Treize ans plus tôt, dans un contexte il est vrai bien différent, Yoshida dépeint avec courage une histoire d’amour désabusée ou surgit malgré tout la même nécessité de dénoncer une hypocrisie sociale de façade – et contrairement à l’anti-héros de Fukasaku, les amants de Yoshida ne partent pas avec le rire au lèvre.
Yoshida accompagne ce récit d’une mise en scène pour le moins antithétique de son thème, avec une caméra aux mouvements léchés, prompte à se lover dans les ombres paisibles de l’auberge, le long des couloirs silencieux, au pied des cerisiers en fleur, ou dans le bain thermal. Accompagné d’une musique passablement pathétique omniprésente (et qui n’est pas sans rappeler les compositions plus récentes de Philip Glass, pour The Hours ou Mishima notamment), la mise en scène de Yoshida porte déjà quelques traces du style Nouvelle Vague japonais qui éclatera dans ses films suivants. Le réalisateur s’attache avant tout à ses personnages, qu’il entoure avec une étonnante frénésie : témoin la scène de la poursuite entre Shinko et Shusaku, où la caméra multiplie les champs, sans fonctionner selon un rythme binaire. Shinko et Shusaku, lorsqu’ils sont livrés à eux-mêmes, ne sont jamais seuls, et la caméra de Yoshida fonctionne comme le regard omniprésent des conventions sociales qui semblent écraser les protagonistes. Par contrastes, les scènes tournées avec d’autres personnages sont quant à elles d’une sagesse toute composée.
Secondé par Toichiro Naruchima à la photographie, Yoshida livre ici un film d’une beauté formelle impressionnante, tout à la gloire de son personnage féminin Shinko (dont la magnifique interprète – et actrice extrêmement populaire au Japon – Mariko Okada devint deux ans après la femme du réalisateur, et demeure à ses côtés à ce jour). Vite desservi par son caractère pleutre et changeant, Shusaku laisse bien vite la vedette à Shinko. Portrait d’une femme déchirée entre sa modernité et son amour de traditions devenues brutalement obsolètes, La Source thermale d’Akitsu est avant tout le récit tout en ambivalence d’une femme seule de par sa propre volonté, qui accepte le poids de son choix de vie – une figure moderne, d’une finesse remarquable, et magnifiée par l’interprétation d’une Mariko Okada de toute beauté.