De 1977 à 1982, Kijû Yoshida va parcourir le Mexique, moins à la poursuite d’une chimère cinématographique – il abandonne bien vite l’idée de finir le tournage de son film – qu’à la rencontre d’un territoire réel et fantasmé, qu’il perçoit comme en pleine mutation sémiologique. Les sens des mots, des images et des œuvres semblent se brouiller face au regard du cinéaste, lui laissant le champ libre pour se contempler dans le miroir de ce pays neuf.
Le titre francophone de l’Odyssée mexicaine – et, peut-être, son titre original également – place immédiatement le livre sous les auspices d’Homère. Kijû Yoshida est contraint d’abandonner son projet de film suite aux nombreuses complications rencontrées : il restera cinq ans au Mexique. Lui fallait-il produire quelque chose, garder une trace de ce voyage ? L’Odyssée mexicaine aura-t-elle été un palliatif au naufrage cinématographique ? Toujours est-il que l’auteur suit son propre chemin d’Ulysse, contant ses rencontres, ses découvertes comme autant d’épisodes mythologiques édifiants, qui lui auront rouvert les yeux.
Le Mexique de Yoshida est une contrée du regard neuf : assailli de partout de représentations artistiques étrangères à son paradigme, le cinéaste va pourtant y plaquer sa propre culture, sa propre sensibilité. L’intellectuel précis que l’on peut déceler dans Éros + Massacre, Purgatoire Eroica, Coup d’État ou Aveux, théories, actrices révèle ici ses références, ses lectures et idées, auxquelles ils trouvent d’étranges résonances dans la culture d’un Mexique dont la spontanéité naïve n’est qu’apparence.
Y trouve-t-il quelque chose qui lui manque dans le média cinématographique ? « C’est parce que nous accordons une confiance trop grande aux récits autoréférentiels que nous ne relevons pas l’illogisme du paradoxe d’Épiménide : “tous les Crétois sont menteurs, a dit un Crétois.”», dit-il ainsi. Le cinéma est-il par essence une représentation factice ? Face à une pièce de théâtre entièrement jouée par des prisonniers, face aux peintures rupestres préhistoriques de Baja California, issues d’un temps où les signes n’avaient pas encore emprisonné le signifiant, le cinéaste semble douter de la réponse à apporter à cette question.
L’Amérique du Sud, si l’on en croit Borges, est un territoire d’histoires, d’illusions, de contes et de mythologies grandiloquentes, surgissant inopinément derrière le fait le plus anodin. L’auteur argentin habite les réflexions de Yoshida, tout entier préoccupé par l’idée de débusquer, ou plutôt de percevoir dans son entièreté, le réel derrière la profusion de paradigmes culturels du Mexique. Riche d’un passé aux significations déjà oubliées, volontaire pour opérer la transition vers la modernité, le pays réécrit ses signes à mesure qu’il les emploie, et Yoshida assiste, fasciné, à cette translation. Obsédé par l’idée du théâtre dans le théâtre, il finit par comprendre que celui qui assiste à la représentation est lui-même acteur d’une pièce dont il ne perçoit pas, de prime abord, l’auditoire. Et qui se doit d’exister pour que la pièce ait un sens.
« Tout comme le fut le voyage réel, cet ouvrage, dont les descriptions sont autant de répétitions, est lui aussi “voué à disparaître”. Quand cet ouvrage passera aux mains de son “lecteur”, alors sera proclamée ma mort en tant que son “auteur” en même temps que commencera, par la grâce du lecteur, un nouveau voyage de répétition. » Ainsi Yoshida écrit-il dans le dernier chapitre du livre, sorte de postface ou l’auteur assume plus volontiers le poste de méta-narrateur, d’auteur d’un récit autoréférentiel. Dans le reste de l’ouvrage, le cinéaste tente de partager sa perception brute. Mais son livre ne lui appartient déjà plus : sa pensée et son vertige sont désormais les nôtres.
Dans les toutes dernières lignes, Kijû Yoshida signe ces pages, qui achèvent de transfigurer son œuvre : « en écrivant ce texte, j’ai entrepris un nouveau voyage vers le Mexique. »