L’année 1960 marque l’accession à la réalisation de Kijû Yoshida, après une expérience surtout marquée par sa participation à certains tournages de Yasujiro Ozu. Arrivé à la réalisation non par passion mais par nécessité économique pendant la crise de l’emploi du Japon d’après-guerre, le réalisateur n’a cependant pas attendu pour imposer sa patte à sa filmographie, un œuvre qui se démarque déjà fortement à l’époque des films de commandes qui constituent la majorité des productions japonaises, et dont la personnalité n’a cessé d’évoluer au fil des films.
« Kijû Yoshida : les œuvres complètes », clament haut et fort les titres des coffrets proposés par Carlotta autour de l’œuvre de Kijû Yoshida. Avec une implacable logique, l’éditeur propose une déclinaison chronologique de ses films, ce qui permet de suivre les évolutions du style et du discours de cet artiste toujours changeant.
Kijû Yoshida : les œuvres complètes. Une vague nouvelle : 1960 – 1964.
1960 : Bon à rien, Le Sang séché.
La première année de sa carrière de cinéaste impose déjà, bien que cela ne soit perceptible que rétrospectivement, Yoshida comme un cinéaste au centre de l’œuvre duquel se situent la politique et une chronique juste et voulue comme objective de la société. Bon à rien, son premier film, est la réponse à une commande de sa maison de production, qui désirait une chronique de la jeunesse. Mettant en scène un jeune homme perdu et nihiliste au dernier degré, le film constitue également une chronique extrêmement bien écrite de la vie de jeunes oisifs dans le Japon des années 1960, et un saisissant portrait de femme indépendante.
Le Sang séché se situe dans une veine tout à fait singulière de son réalisateur, puisqu’il s’agit de la confrontation des chroniques intimistes que Yoshida tisse le plus souvent autour de ses protagonistes et du portrait d’une société dans son ensemble. D’un effroyable cynisme, Le Sang séché traite du destin d’un homme qui, ayant voulu se suicider pour épargner ses collègues d’un renvoi suite à une faillite, devient le symbole fabriqué par une régie publicitaire d’une société en mal de héros. Critique acerbe de l’idéalisation du sacrifice dans le Japon post-période des kamikazes, le film est également un traitement sans fard d’une société manipulée sans vergogne par les médias. D’une effrayante actualité, Le Sang séché résonne encore aujourd’hui des problématiques de notre société.
1961 : La Fin d’une douce nuit.
Prenant la suite de Bon à rien, La Fin d’une douce nuit propose lui aussi le portrait croisé d’une jeune fille et d’un jeune homme, prêt à toutes les perfidies et à tous les avilissements pour réussir. Partiellement inspiré du Rouge et le noir, le film continue la galerie de portraits sans faux semblants d’une jeunesse arriviste mais finalement toujours soumise au hasard de la destinée. Loin de faire le procès de son Julien Sorel, La Fin d’une douce nuit constitue un portrait précis et sans concession de la jeunesse des années 1960 au Japon.
1962 : La Source thermale d’Akitsu.
Film d’une extrême importance pour la carrière de Yoshida, La Source thermale d’Akitsu constitue à la fois sa première adaptation d’un roman à l’écran, son premier film en couleur, mais surtout sa rencontre avec Mariko Okada, qui deviendra sa femme et son actrice fétiche. Flamboyant mélodrame sombre aux accents de chronique métonymique du Japon d’après-guerre, La Source thermale d’Akitsu constitue également le premier film où Yoshida s’attache à réellement placer la femme au centre de son récit, une thématique qui deviendra on ne peut plus centrale par la suite.
En accompagnement du film, l’actrice et productrice Mariko Okada revient dans un entretien long de dix minutes sur le tournage de ce qui fut son 100ème film, et ce qu’il a représenté pour elle.
1963 : 18 jeunes gens à l’appel de l’orage.
Réponse de Yoshida à la vague du cinéma réaliste, 18 jeunes gens à l’appel de l’orage prend pour sujet un groupe de jeunes corvéables à merci, manipulés et déplacés au gré des travaux les plus pénibles dans un Japon qui ne prête guère attention aux droits de ses travailleurs et à l’avenir de sa jeunesse la moins qualifiée. Loin de donner dans le misérabilisme et d’héroïser cette jeunesse perdue, Yoshida brandit avec ce film le spectre d’une sub-humanité revenue à l’état primal, mais qui conserve un aspect profondément pathétique.
1964 : Évasion du Japon.
Suivant le même procédé créatif que pour Bon à rien, Yoshida reprend avec Évasion du Japon le genre du polar d’action, genre très populaire et très codifié. Évidemment, Yoshida imprime une fois encore son style à ce film, et décide de réaliser avec Évasion du Japon (qui est son second film en couleur) un film d’action réaliste : les protagonistes y sont veules, lâches et intéressés. Les actions d’héroïsme n’existent guère, et le final laissera les « héros » certainement plus profondément détruits que leurs adversaires. La noirceur de ce film suscita une rupture entre Yoshida et son studio, qui décida de supprimer purement et simplement la dernière bobine lors de la sortie du film, ce qui provoqua le départ de Yoshida et de Mariko Okada.
Kijû Yoshida : les œuvres complètes. Contre le mélodrame : 1965 – 1968.
1965 : Histoire écrite sur l’eau.
Yoshida poursuit avec Histoire écrite sur l’eau son analyse du personnage de la femme, en adoptant l’angle très étonnant de la relation incestueuse entre une mère et son fils. Avant tout étude de la passion, du dévouement et du sacrifice de soi, le film joue également des attentes d’un public autour de la scène scandaleuse de la consommation de l’inceste, qui est en soi une pure merveille d’ellipse, qui n’est pas sans rappeler la mise en scène très contournée que l’on verra plus tard dans Amours dans la neige. Histoire écrite sur l’eau est également le premier film de Yoshida dans lequel se manifeste la stylisation extrême de sa mise en scène, proche de la Nouvelle Vague européenne, style qui s’épanouira dans Eros + Massacre et dans la suite de sa trilogie historique.
1966 : Le Lac des femmes.
C’est également une femme aux motivations troubles que met en scène Yoshida dans Le Lac des femmes : en effet, l’héroïne, prise en photo nue par son amant, perd les négatifs, et devient la victime du maître chanteur qui les possède. Loin de se contenter de développer la thématique de film noir de son Lac des femmes, Yoshida revient une fois encore sur les rapports entre son personnage féminin et sa propre image. Évidente mise en abyme du processus de création cinématographique, Le Lac des femmes ne se laisse pourtant pas facilement décrypter.
1967 : Passion ardente et Flamme et femme.
Les deux films de l’année 1967 sont bien différents. Si Passion ardente poursuit l’étude du personnage féminin au travers d’une femme qui trouve la passion dans les bras de l’amant de sa mère décédée (ce qui relie le film au dernier de Yoshida, Femmes en miroir); Flamme et femme est le plus vertigineux.
Mise en scène de la tension très théâtrale (entre Roulette chinoise de Fassbinder et La Ménagerie de verre de Tennessee Williams), le film décrit un ménage à quatre, autour d’un enfant. Les parents de celui-ci sont un homme stérile, qui ne supporte finalement pas que sa femme ait eu à recourir à l’insémination artificielle, et une femme qui passe de façon abrupte de l’absence de désir d’enfant à un délire de possession maternel. D’autre part, le médecin inséminateur, aux relations troubles avec ses patientes, et sa femme sans enfant, complètent le trio. Yoshida avoue lui-même que son récit tient avant tout de l’analyse des implications que revêt l’insémination artificielle dans la liberté de la femme à disposer d’elle-même. Mais comme d’habitude, le réalisateur se refuse à laisser un fond pourtant déjà très intense prendre le pas sur la forme, et livre un film labyrinthique dans les deux sens du terme.
1968 : Amours dans la neige.
Étude de la passion pure, Amours dans la neige complète cette seconde série de DVD. On y voit l’héroïne s’interroger sur ses rapports à la passion, entre son amant actuel, passablement possessif, et une ancienne flamme, qui s’avère être impuissant. Jouant du trouble entre ses personnages autant que de l’esthétique profondément manichéenne de son décor enneigé, Yoshida livre ici un conte éthéré, peut-être le plus ostensiblement onirique de sa carrière, et d’une grande beauté.
Ce deuxième coffret comprend la pièce de choix des bonus de cette édition : le documentaire Kijû Yoshida, qu’est-ce qu’un cinéaste ?, où le réalisateur lui-même, ainsi que Mariko Okada, reviennent sur leurs carrières respectives, avec les interviews d’historiens critiques japonais et français, et du réalisateur Shinji Aoyama. Ce long entretien très pédagogique fait écho aux introductions de Yoshida lui-même sur ses films, présentes à l’orée de chacun des DVD. Concis et discret, Yoshida livre pourtant les clés essentielles de la compréhension de son œuvre dans ces introductions, en quelques mots. Si tant est que l’on puisse croire que Carlotta livrera par la suite le reste de la filmographie (l’éditeur a d’ailleurs déjà édité Eros + Massacre dans une double édition comprenant la version censurée par le Japon), et donnera ainsi tout son sens à son titre de collection « intégrale » de l’œuvre de Yoshida, alors le soin apporté à l’iconographie, la qualité de l’image et du son de ces DVD en font une édition tout à fait digne de l’œuvre magistrale qu’est celle de Kijû Yoshida.