Frank Gehry observe une maquette en papier sur un coin du bureau. Pour imaginer ses bâtiments, il procède de façon artisanale : un assistant découpe au ciseau, sur ses ordres, de simples feuilles de papier. À deux, ils les froissent, les plient, les tordent, et, pour finir, les collent les unes sur les autres. Pourtant, l’un des côtés du bâtiment ne va pas, c’est un mur aveugle désespérément plat : « Regardons-le jusqu’à ce que ça nous saoule et on saura quoi faire. » Ils attendent, longtemps. Puis soudain, la lumière descend sur Gehry : il faut plier le papier en accordéon. Gehry exulte : « Ça a l’air si con, c’est génial. Yaaaaah! » On se souvient alors de la parodie de Gehry dans Les Simpsons : il froissait un papier, le jetait par terre, et cela donnait un bâtiment prêt à être construit. Ce dont se moquent Les Simpsons est ce qui a fait l’originalité et la réputation de l’architecte. La feuille, c’est l’instrument de la légèreté, de la liberté créative de Gehry.
La partie la plus exaltante du documentaire de Sydney Pollack décrit ainsi les différentes étapes de l’élaboration d’un bâtiment chez l’architecte, des gribouillis initiaux aux maquettes à différentes échelles entassées sur les étagères de l’atelier, en passant évidemment par le montage papier. L’apport de la technologie est clairement déterminant : si Gehry peut se permettre ses découpages en papier, c’est parce que l’ordinateur peut les convertir en données numériques, et notamment en 2D.
Pour le reste, Esquisses de Frank Gehry additionne deux handicaps. Premier défaut : le documentaire proclame et célèbre ostensiblement le génie de l’architecte-artiste. Une musique éthérée, à base de petites notes cristallines, souligne l’émerveillement que doit susciter le moindre bâtiment érigé par l’artiste. De fait, Pollack reconstitue la légende dorée de celui qui est avant tout un ami : la galère de la jeunesse, le mépris des condisciples (sur le mode du « s’ils avaient su ! »), les prophéties d’un rabbin qui lui voit des mains en or, et d’une graphologue qui lui prédit un grand avenir d’architecte. Les petites anecdotes pleuvent : Frank Gehry a terminé sa maison en creusant au marteau un trou dans son plafond, parce qu’il n’avait pas assez de lumière pour se raser, etc. Ce qu’il y a de plus gênant dans le documentaire, c’est le statut des interviews qui le rythment : en tout et pour tout, on n’entendra qu’un détracteur de Frank Gehry, incarnant à lui seul la critique insatisfaite. De toute façon, il est encadré au montage par le témoignage éclairé de Dennis Hopper : « Gehry est comme une bulle magnifique qui apparaît au milieu d’un caniveau et que tous essayent de détruire »… et de Julian Schnabel enfoncé dans un fauteuil au milieu d’une pièce vide, portant peignoir, lunettes teintés et verre de whisky : « C’est comme regarder Apocalypse Now et déclarer que Robert Duvall surjoue !!! »
Esquisses de Frank Gehry, comme le titre l’indique, lance un grand nombre de pistes et multiplie les approches, évoquant aussi bien le blues « post-partum », que l’importance de la personnalité du client dans la réalisation d’une commande, ou les contraintes commerciales. Quelques sujets, particulièrement pertinents, auraient mérité un documentaire à eux seuls. La question du lien entre la vie d’un artiste et son œuvre est ainsi abordée, par le biais du thérapiste de Gehry, Milton : on observe une relation inverse entre la vie de l’architecte et son travail. Plus la première s’est assainie (grâce à un divorce) et s’est stabilisée (grâce à un heureux remariage), plus les projets ont gagné en audace. On est loin du cliché de l’artiste génial qui s’arrache son œuvre dans la souffrance et le déséquilibre.
Sydney Pollack pose épisodiquement une autre question de grande importance, et tout à fait légitime venant de l’auteur de Jeremiah Johnson ou plus récemment L’Interprète, celle de la comparaison qu’on peut faire entre architecture et cinéma. Le réalisateur se met d’ailleurs constamment en scène : il est derrière une caméra et filme Frank Gehry… mais une seconde caméra le filme, lui, en train de filmer. Quand on ne le voit pas, il intervient de toute façon fréquemment en voix off. Bref, le fameux musée Guggenheim de Bilbao, considéré par ses zélateurs comme une cathédrale du 20e siècle, nous apprend que le lien le plus évident entre le cinéma et l’architecture consiste dans la maîtrise de la lumière : l’architecte est quelqu’un qui doit gérer et, en un sens, sculpter la lumière. Sur ce plan-là, Gehry est tenu pour un maître. De fait, il conçoit, dit-on, ses bâtiments comme un spectacle. Pour un musée par exemple, il s’agit de défier les artistes qui y sont exposés. Loin du fantasme du cube vide, le musée à la Gehry s’expose et s’exprime. Enfin, le documentaire insiste sur la notion d’équipe au cœur de tout projet architectural : assistants, clients en sont eux aussi des pièces maîtresses. Lumière, spectacle, équipe sont les trois liens possibles évoqués entre architecture et cinéma.
Cruciale aussi est la question du succès commercial de l’art : qu’est-ce qui fait qu’un artiste devient mondialement célèbre, qu’il est sollicité de toute part ? Notre critique tourné en ridicule apporte un élément de réponse : cela arrive quand une expression artistique devient clairement identifiable. Autrement dit, quand un artiste arrive à imposer une marque (« a brand »). L’art contemporain est plus que jamais travaillé par cette même question de l’influence réciproque art-commerce. L’immense succès de Frank Gehry doit peut-être à ce que ses bâtiments – certes inspirés des courbes du précurseur Alvaar Alto, et de ses choix novateurs en terme de matériaux – ne sont semblables à aucun autre… il y a une marque Frank Gehry.
Cela fait beaucoup de choses… et c’est bien ce qu’on peut reprocher à Pollack : d’avoir voulu trop en dire, sans vraiment beaucoup développer chaque point. Son documentaire souffre d’une tentation d’exhaustivité. En définitive, on apprend beaucoup sur l’architecte, son enfance, son entourage, son équipe, et, surtout, ses bâtiments – Pollack en filme une bonne quinzaine aux quatre coins du monde. De ce point de vue Esquisses de Frank Gehry est réellement à voir, ne serait-ce que par curiosité. On en saura cependant peu sur le travail proprement dit de l’architecte. Les chefs d’œuvre du genre que sont Le Mystère Picasso, ou plus récemment Rivers and Tides, qui suivent et filment pas à pas l’élaboration même de l’œuvre artistique, font regretter la démarche trop hagiographique et touffue de Pollack.