Étonnant qu’un film au tel pedigree soit si peu cité en exemple dans les cercles cinéphiles : tout dans Propriété interdite, de son réalisateur à ses acteurs, en passant par l’un des scénaristes et le matériau littéraire duquel il s’inspire, en fait une œuvre sur laquelle il est aisé de jeter son dévolu. Qu’en outre le film soit bon et si peu anecdotique – comme le sont parfois ces productions qui empilent les talents sans jamais réussir à les additionner – le rend d’autant plus singulier. Que s’est-il passé pour que ce second long métrage de Sydney Pollack, sorti en 1966, soit si peu cité dans la filmographie du cinéaste, loin derrière On achève bien les chevaux, Out of Africa, Jeremiah Johnson ou Les Trois Jours du Condor ?
Quelque chose de Tennessee
On retrouve dès les premières minutes du film toute l’ambiance moite et sulfureuse des pièces de Tennessee Williams : durant les années 1930, pendant les années sombres de la crise, dans une petite ville du Mississipi peuplée de cheminots où la principale attraction est l’hôtel tenu par Hazel Starr dont la fille aînée, Alva (Natalie Wood), fait tourner bien des têtes, débarque un bel et mystérieux inconnu, Owen Legate (Robert Redford), dont les motifs de la venue dans cette bourgade perdue n’ont rien de touristique : envoyé par la compagnie ferroviaire pour licencier du personnel, il pique l’intérêt de la jeune femme et le mépris de la petite communauté… Familles asphyxiantes, destins brisés, sexualité débridée et personnages féminins trop grands pour les univers étriqués qu’ils habitent : Sydney Pollack et ses scénaristes (dont le tout jeune Francis Ford Coppola) respectent à la lettre les codes de l’œuvre de l’auteur de La Chatte sur un toit brûlant, Un tramway nommé Désir, Soudain l’été dernier et La Ménagerie de verre. Mais, tourné en 1966 (soit un peu plus tard que les précédentes adaptations des pièces de Williams), Propriété interdite surprend par sa plus grande liberté de ton. La sensualité d’Alva est clairement affichée, et Pollack ne se gêne pas pour filmer dans les moindres détails les courbes affolantes de Natalie Wood qui, à 28 ans au moment du tournage, n’a aucun mal à se glisser dans la peau d’une nymphette d’à peine 20… La crainte de la censure n’est plus de mise, mais Pollack trouve le ton juste entre la transgression des codes et le pouvoir de la suggestion. L’érotisme latent de certaines scènes irrigue le film d’une ferveur toute nouvelle pour le cinéma de l’époque, sans pour autant le noyer dans une débauche de clins d’œil facile… Exercice d’autant plus difficile que le film tourne entièrement autour du désir : celui que les hommes de la communauté éprouvent pour Alva, celui qu’Alva éprouve pour Owen et, plus largement, pour une autre vie fantasmée…
Toute œuvre de jeunesse qu’il soit, Propriété interdite frappe par son incroyable modernité formelle, la richesse de son écriture et la qualité de son interprétation. Loin de toute adaptation empesée (à l’inverse de La Chatte sur un toit brûlant, par exemple, mélo devenu légendaire pour son couple de stars mais qui mériterait une bien meilleure version cinématographique), le film est passionnant dans sa manière d’aborder l’univers de Tennessee Williams en contournant les écrasantes visions de Mankiewicz (Soudain l’été dernier) et Kazan (Un tramway nommé Désir), que l’on pourrait juger définitives. Pollack met du mouvement dans sa mise en scène, probablement effrayé que le matériau théâtral lui porte préjudice. Le résultat est souvent virevoltant, parfaitement chorégraphié comme une comédie musicale, et en même temps d’une liberté folle : voir la première apparition d’Alva/Natalie Wood, filmée comme une showgirl captée sur le vif en coulisses, ou les scènes finales à La Nouvelle Orléans, dont le romantisme suranné semblerait presque poussif s’il n’était pas constamment sous-tendu par l’inévitable catastrophe à venir.
Holy Wood
Ce que raconte la pièce, et que Pollack adapte à merveille, c’est le jeu du chat et de la souris entre une petite poupée aux rêves trop grands pour elle et un homme qui a déjà perdu ses illusions mais accepte d’y croire une dernière fois. La toile de fond sociale donne un poids considérable à l’ensemble : les personnage sont victimes de leur environnement – c’est un motif récurrent chez Williams et les prémisses de la conscience politique que Pollack ne cessera de développer et d’affiner de film en film. Chaque ligne de dialogue est empreinte d’un désespoir que le talent du dramaturge (et des scénaristes qui l’adaptent ici) parvient à teinter d’une pulsion de vie bouleversante. Il faut, pour la rendre palpable, des comédiens hors du commun. Redford, beau comme un dieu, parvient à rendre émouvant un personnage peu aimable dans les trois quarts du film, mais la merveille, c’est Natalie Wood, capable de faire coexister dans sa Alva un millier de sentiments contradictoires. Poule du Sud vulgaire et manipulatrice, petite fille paumée enfermée dans ses fantasmes, femme émancipée prête à tout pour s’inventer une nouvelle vie… Natalie Wood en fait une figure extraordinairement vivante et tragique. Littéralement transfigurée par le rôle, elle pose ici les bases d’une forme d’interprétation moderne et affranchie des codes, à cheval entre la révolution cinématographique qui a alors lieu en France et les bonnes vieilles matrices hollywoodiennes. Regardez un peu mieux toutes les actrices américaines prestigieuses que les producteurs s’arrachent : il y a toujours un peu de Natalie Wood en elles.