Avec Sydney Pollack, décédé le 26 mai 2008, a disparu un des derniers « grands » du classicisme américain contemporain. Si le cinéphile a parfois du mal à retenir son nom au générique de certaines productions (si, si, Pollack est bien l’auteur de Tootsie), il n’en reste pas moins qu’entre 1966 et 1980 (en excluant Out of Africa, réalisé en 1985), Sydney Pollack a signé ribambelle de films marquants, du chef d’œuvre incontesté (On achève bien les chevaux) au film oublié mais surréel de beauté (Propriété interdite). Si Pollack n’a jamais nié être tenté par le succès commercial (surtout patent dans les dernières années de sa carrière, mal utilisées dans un remake stupide de Sabrina ou dans le chaotique Interprète), il fut aussi véritable auteur engagé et fait partie de ces cinéastes inclassables, touche à tout et passionnants, dont on ne finit pas de redécouvrir l’univers cinglant et profond.
L’Amérique en question(s)
La plupart des grandes œuvres de Pollack interrogent de grandes problématiques liées à l’histoire passée ou en cours de l’Amérique : ce n’est pas un hasard si le cinéaste a touché à tous les genres typiques au cinéma américain, rendant plus difficile la reconnaissance immédiate d’une « patte » ou d’une touche, à l’inverse de réalisateurs « spécialisés ». À travers le western (Jeremiah Johnson, Les Chasseurs de scalps), le film à suspense (Les Trois Jours du Condor, L’Interprète), le film « historique » (Out of Africa, Propriété interdite, On achève bien les chevaux, Nos plus belles années), la satire sociale (Tootsie), Pollack explore et dénonce : le racisme, anti-Indien ou anti-noir, la corruption politique, l’exploitation des riches par les pauvres (dans un pays étranger ou dans son propre pays), le puritanisme mal placé… Mais à l’inverse de son contemporain Martin Scorsese, également marqué par le questionnement sur la nation américaine, le réalisateur plonge dans les racines les plus anciennes des États-Unis, celle des WASP, des descendants anglo-saxons blancs et « propres sur eux », dont le type même pourrait être le beau blondinet/alter ego Robert Redford, avec qui Pollack tourna six films comme pour en épuiser toutes les facettes.
De ces interrogations résulte souvent un pessimisme noir sur l’avenir du pays. Il faut dire que Pollack, qui semblait s’être fait un point d’honneur à remuer le couteau dans la poitrine, laisse peu de chance à l’Amérique d’en sortir indemne : les thématiques choisies sont souvent celles dont personne ne peut se glorifier et que la nation aurait aimé ensevelir dans les engrenages du passé. Grâce à Pollack, les cinéphiles n’oublieront jamais ces concours de danse digne des travaux d’Hercule, où, dans les années 1930, des hommes et des femmes poussées par la misère acceptent l’humiliation suprême : se donner en spectacle pour quelques pièces et des bouchées de pain, risquant la mort par épuisement ou par crise cardiaque, tels des esclaves de l’Antiquité romaine, ou pire, des animaux (On achève bien les chevaux). Dans ce film incroyable et suffocant, l’un des premiers coups de poing de Pollack tiré d’un roman de Horace McCoy, on retient cette scène, filmée au ras des corps (le cinéaste s’était armé de patins à roulettes pour suivre ses personnages et donner au spectateur le même sentiment de tournis): un sprint de 10 minutes autour d’une piste de danse où l’épuisement mortifère, la torture physique et mentale n’ont jamais été aussi sensibles à l’écran et aussi irrémédiablement insupportables. Dans On achève bien les chevaux, aucune place n’est laissée à l’idéalisme, aucun rayon de soleil n’illumine des scènes intégralement tournées en intérieurs, et la jeune première, aussi belle que Jane Fonda, n’a de choix que de finir avec un trou béant dans la tête. C’est l’Amérique qui se violente toute seule, qui s’enfonce dans le précipice sans personne qu’elle-même pour l’y pousser.
Même tragédie sociale pour les êtres sinistres de Propriété interdite, à la fois le plus beau et le plus surréel des films du cinéaste. Dans les années 1920, une petite ville quasiment réduite à un bordel et à un chemin de fer dans un coin oublié des États-Unis, où survit une population de freaks plus laids et méchants les uns que les autres ; une seule lumière, celle de la beauté sauvage et sensuelle de Natalie Wood, petite poupée perdue dans un univers vicié. Un étranger débarque, veut l’enlever à l’horreur et la couver précieusement sans penser qu’il est trop tard pour la sauver, et la vilenie humaine se déchaîne sur ce couple incompris, sur fond de misère sociale et de menaces de chômage. Propriété interdite est un film de poète maudit, empreint d’une folie tragique, où l’Amérique montre son visage le plus sale, le plus effrayant, celui d’un pays qui laisse une petite fille chantonner un air faussement heureux sur les rails d’un chemin de fer en traînant ses haillons comme le souvenir du meilleur temps qu’elle a connu, mais qui n’a au fond été que souffrance.
On achève bien les chevaux et Propriété interdite sont sans aucun doute les films les plus sombres – et les plus réussis – de Pollack, mais même les films prétendument légers du cinéaste mordent là où la blessure fait vraiment mal : dans Les Chasseurs de scalps, incroyable comédie burlesque et cynique suivant un cow-boy solitaire désespérant de récupérer ses fourrures volées, Pollack offre des répliques cinglantes au personnage de l’esclave noir, qui prouvera par le verbe et par la force que « la supériorité de la race blanche » n’est ni inscrite dans la Bible, ni prouvée par les faits, mais simplement le résultat de la bêtise humaine. Même discours dans Out of Africa, bien que déjà plus sous-entendu : l’échec de la belle baronne blanche à « éduquer », c’est-à-dire à occidentaliser sa tribu de Kikuyus résulte aussi de son propre apprentissage à la mesure de son expérience africaine : respecter les autres, tolérer les différences comme autant de richesse extérieure et intérieure, tel est le credo, parfois surappuyé, mais toujours juste du film de Pollack, résumé dans la très belle scène d’adieu de Karen Blixen à son serviteur noir, devenu un confident, presque un ami. Dans Nos plus belles années, que les romantiques retiennent surtout comme le mélodrame par excellence, Pollack vise une autre sombre page de l’Amérique blanche et occidentale, celle de la chasse aux sorcières d’Hollywood, dont le cinéaste avait été le témoin historique. Il ne s’agit à aucun moment du film d’idéaliser ou de promouvoir les théories communistes ; mais de dénoncer la haine populaire, prête à se déchaîner n’importe où et n’importe comment, comme dans cette scène de lynchage qui fait violemment réagir un Robert Redford pourtant habituellement sourd aux protestations politiques de sa femme Barbra Streisand. L’Amérique de Pollack, c’est une Amérique de petits, de faibles, de complots et de manipulations allant contre l’intérêt commun et portant en son sein un avenir compromis, une misère prête à imploser, une tragédie destructrice.
Les malheurs du couple improbable
Au-delà des préoccupations politiques qui ne sont souvent que le contexte de ses films (sauf peut-être pour Les Trois Jours du Condor, film dénonçant les errements criminels de la CIA), Pollack a une passion pour les histoires de couples, des « contraires qui s’attirent ». Chacun de ses films est une histoire d’amour entre deux êtres que rien ne rapproche, sauf une pulsion incompréhensible et incontrôlable, d’abord souvent physique (le sex-appeal de Robert Redford n’y est pas pour rien), puis plus profonde, celle de la fascination pour l’Autre. Nos plus belles années est évidemment l’exemple le plus frappant de ce couple « pollackien » : lui, venu des classes huppées de l’État de New York, jeune sportif riche, beau et oisif, à qui tout sourit ; elle, fille d’émigrés juifs, pasionaria d’extrême-gauche, vilain petit canard de sa classe d’université, qui doit travailler pour payer ses études. Ces deux-là vont pourtant s’aimer, cherchant à gommer les différences ou à les oublier avant qu’elles ne reviennent leur claquer à la figure. Même schéma pour Out of Africa : il (le chasseur de fauves) est aussi libre qu’elle (la baronne danoise) est guindée ; il vit au jour le jour quand elle est obsédée par son avenir et les années qui passent. Dans Propriété interdite et Bobby Deerfield, c’est la douce folie de l’héroïne, son irradiante obsession pour le rêve, qui attire un héros terre-à-terre et réaliste, et qui fait qu’entre toutes elle seule semble exister pour lui. Pollack, le dernier romanesque ?
Hélas ! Si le cinéaste ne se soumet pas au « qui se ressemble s’assemble », il n’accorde pas pour autant de jours heureux à ceux qui n’auraient jamais dû se rencontrer. Le happy-end n’est jamais de mise, sauf pour les héros de Tootsie, film au demeurant mineur et dont le seul ressort scénaristique (quand la femme comprendra-t-elle que la femme qui l’aime est un homme?) finit par agacer. La fin tragique de l’histoire amoureuse est comme liée à la vision pessimiste de l’Histoire chez Pollack : la seconde a‑t-elle une incidence sur la première ? Dans Nos plus belles années, les idéaux politiques de Barbra Streisand, contraires à l’indifférence polie de Robert Redford, finissent par envenimer leur vie de couple, la rendant impossible, sans pour autant que ces deux-là cessent de s’aimer. Ailleurs, ce sont d’autres contingences, plus insurmontables, celles d’un passé traumatisant condamnant l’avenir : l’éducation de Natalie Wood à devenir une prostituée dans Propriété interdite (la scène finale, où Natalie Wood comprend qu’elle va perdre aussi l’homme qu’elle aime et s’enfuit sous la pluie en hurlant, est sans doute la plus belle); l’incapacité de Robert Redford à abandonner sa liberté d’homme solitaire dans Out of Africa ; la maladie incurable de Marthe Keller dans Bobby Deerfield ; le statut de paria poursuivi par la CIA du Condor (Les Trois Jours du Condor); ou encore le cynisme mortifère de Jane Fonda dans On achève bien les chevaux.
Ce pessimisme amoureux aboutissant toujours sur un final en demi-teinte, comme dans tous les grands mélodrames (on pense à Sirk, au Barbier de Sibérie, à Sur la route de Madison), où seul le destin est en cause, et non l’amour que se vouent les personnages (accepter de « suicider » sa partenaire de danse dans On achève bien les chevaux n’est-elle pas pour le héros la plus belle preuve d’amour?), n’empêche pas Sydney Pollack d’être l’un des plus grands cinéastes romantiques du cinéma américain. Les scènes les plus réussies de ses films sont celles où le réalisateur se rapproche au plus près de l’intimité entre les couples, qu’il s’agisse de Barbra Streisand chuchotant à un Robert Redford éméché et à moitié endormi lors de leur première nuit d’amour : « Hubbell, c’est Katie… Tu ne sais pas que c’est moi, hein Hubbell ? » ou de l’étreinte violente entre Robert Redford et Natalie Wood, trempée jusqu’aux os, à un moment où le héros pourrait tout aussi bien tuer l’héroïne que lui faire l’amour (Propriété interdite). Ce qui fait pourtant de Sydney Pollack un grand cinéaste de « couple » est qu’il parvient aussi à provoquer l’émotion à travers des duos moins classiques, comme celui, magnifique, de Burt Lancaster / Ossie Davis (le cow-boy blanc et l’esclave noir), deux êtres diamétralement opposés par les règles de leur société, mais qui apprennent, presque à leurs dépens, que chacun est le meilleur ami que l’autre pouvait trouver. Cet apprentissage du respect et de l’affection mutuels ne se fait pas sans heurts, mais évite l’oppression mélodramatique du cliché. D’une scène à l’autre, Pollack dessine subtilement le parcours vers le succès du couple le plus improbable qui soit, et le happy-end est un beau pied de nez aux attentes romanesques du spectateur. Chez Pollack, classique ne rimait certainement pas avec prévisible.