Depuis la série culte et flashy des années 1980, Deux flics à Miami, Miami a changé. Le temps du clinquant et du m’as-tu vu, s’il n’a pas complètement disparu, a laissé place à une menace criminelle plus diffuse, plus souterraine. Miami Vice est donc un film de nuit, silencieux, presque austère. Les tout-puissants caïds de la drogue se cachent derrière leurs vitres fumées et délèguent les risques à leurs lieutenants. Leur réseau fonctionne pour la police comme un écran de fumée. Seule solution, l’infiltration. On retrouvera donc de Miami sa baie, ses boîtes, ses buildings, ses autoroutes et ses villas sur front de mer. Mais Miami, métropole tentaculaire, est devenue une ville de réseaux : réseaux policiers, réseaux criminels, réseaux de trafic de drogue. Chacun avance en eau trouble, gentils comme méchants, avec ses propres informations. Sonny et Ricardo, les deux flics de Miami, infiltrent le monde du crime à tâtons.
Miami Vice s’ouvre sur une splendide scène en boîte de nuit qui s’avère bientôt être une fausse piste. Sur un toit, un indic, Alonzo, avertit Sonny d’une imminente bavure. Trop tard. La copine d’Alonzo, enlevée pour le faire chanter, gît dans un bain de sang, lui se jette sous un camion. Bouleversés, Ricardo et son collègue décident d’infiltrer le milieu, deviennent passeurs de drogue. Alors que leur couverture peut être déjouée à tout moment, ils foncent et bluffent à tout va. Ricardo tente de poursuivre sa vie de couple comme si de rien n’était, tandis que Sonny tombe amoureux d’Isabella, la boss du trafic de dope avec qui ils sont en contact : à mesure que progresse leur enquête, ces relations vont être toutes deux mises à mal.
Il y a beaucoup d’idées de cinéma admirables dans Miami Vice. D’abord, on ne peut pas rester insensible au travail sur ces arrière-plans où s’étalent les lumières floues de la ville, rouges, bleues, blanches, les néons des clubs, les projecteurs des hélicos. Collateral nous a appris que Michael Mann savait filmer la nuit : Miami Vice enfonce le clou. Grâce à l’utilisation du numérique qui donne un grain très marqué aux images nocturnes, et grâce à l’usage des filtres atténuant les contrastes, l’envoûtement est à son comble.
Deux types de cadrage systématiques participent plus que les autres de cet univers visuel : les gros plans visage, en contre-plongée et à l’épaule, ainsi que les plans très larges. Les premiers insistent sur ce qui est au cœur de Miami Vice : le regard. On se jauge, on observe, on évalue, on décide. Le tout, en silence, avec détermination. Parfois même, la caméra passe des personnages principaux à ce qui les entoure, à leurs côtés ou derrière eux, sans transition, par un pano ou un cut : pans de murs et recoins, mouchards juchés sur des toits. Elle n’épouse plus leur regard proprement dit, mais leur sensation d’être épié, surveillé : subjective non par le regard mais l’impression.
L’autre cadrage majeur, c’est le plan large, en grand angle – qui d’ailleurs confère très souvent au film une esthétique « jeu vidéo ». Il met en scène les deux flics et leurs machines : le bolide sur l’autoroute, l’avion de tourisme entre deux falaises ou s’encastrant sous un autre avion, le hors-bord fonçant à travers le golfe du Mexique. À chaque fois, les images sont pétrifiantes de beauté, parce que Michael Mann y sur-imprime des effets annulant leur caractère hypercliché : cadrages obliques, zooms et dézoomages, cuts, travellings, sorties de champ. La séquence où Sonny conduit Isabella en hors-bord jusqu’à La Havane et, protecteur, lui attache sa ceinture tout en lui faisant tenir le volant, est proprement inoubliable. Ce qui est intéressant aussi à travers l’utilisation de ces différents véhicules (auxquels il faut ajouter un bateau, des barges, des hélicoptères, etc.), comme à travers celle, constante, du téléphone portable, c’est le concept de réseau qu’elle rend évidente et visible : on passe sans cesse d’un lieu à un autre, par le biais du montage alterné (rendu obligatoire par le portable) ou de l’ellipse entre deux séquences (on change brutalement de décor).
S’il n’y avait que cela… Mais la grande réussite de Miami Vice, c’est son rythme. Innombrables sont les temps morts, les silences où l’action est vécue intensément. Deux techniques sont alors mises à contribution. Chaque fois qu’une scène est immobile ou silencieuse, Michael Mann propose différents angles de vue, souvent de la même échelle. C’est très frappant dès la scène inaugurale de la boîte de nuit, ou par exemple, plus tard, lors d’une séquence où des barges filent à travers le port. A contrario, dès qu’il y a action, les plans sont moins nombreux, adhèrent davantage au récit. Cette multiplication des plans lors des temps morts, c’est évidemment une façon de s’appesantir sur eux, de s’y tenir. En second lieu, il faut souligner le travail éblouissant réalisé sur le son. Bruits d’hélicoptères, ronronnement des voitures, fracas orageux, bourrasques de vent saturent le son d’ambiance. Grâce à eux, surgit cette atmosphère de menace sourde et larvée qui caractérise Miami Vice. Souvent aussi, Michael Mann coupe brusquement le son ou l’assourdit : lorsque l’indic se jette sous le camion, le silence se fait, seule une trace de sang signale sa mort sur le bitume. Plus tard, c’est une explosion muette. Lorsque Sonny et Isabella dansent dans un bar cubain, la musique diégétique s’éteint soudainement au profit d’une nouvelle bande-son permettant de faire transition avec la scène d’amour.
En un certain sens, ces silences et ce rythme si particulier, ralenti, font qu’on pourrait parler de film d’action descriptif. Pourtant, les scènes d’action de Miami Vice sont maîtrisées, violentes, grandioses : entre autre, le sauvetage impossible de Trudy dans le mobile-home ou la fusillade finale (qui justement propose quelques rares et judicieux ralentis). Mais voilà, à bien y réfléchir, par le jeu sur le son, assourdi, par le montage alterné, par l’étirement du temps, on est presque plus dans du tableau que dans de l’action pure. Or c’est la description, oppressante, nocturne, avec ses silences, ses pauses, ses ellipses, qui se révèle haletante.
De fait, Miami Vice parle moins d’argent, de trafic et de règlement de compte – l’action proprement dite – que d’un sentiment partagé par les truands autant que par les justiciers : l’impossibilité radicale de vivre. Qui engage le film sur une voie descriptive. Isabella et Sonny peuvent donc s’aimer, conscients que leur passion, quoi qu’il arrive, est vouée à l’échec : « C’est une mauvaise idée. — On n’a pas de futur. — Alors pas de quoi s’inquiéter. » Ne valent plus que le danger, le risque, le contact direct avec la mort (certaines scènes de meurtres sont extrêmement choquantes) – il n’est pas étonnant que le dernier plan du film voie Sonny rejoindre son ami Ricardo à l’hôpital.
C’est Gong Li qui rend sensible, plus que les autres, cette désespérance : censée interpréter une chef glaçante et mutique, dont le cœur chavire dans les bras de Sonny, elle donne à son rôle une densité émotionnelle qu’il n’avait pas sur le papier. La larme contenue qu’elle verse en faisant l’amour, la lutte entre l’arrogance et la passion qui se lit sur son visage, elle leur donne, écorchée, sublime, une intensité sans pareille.