En 1971, Ken Loach n’en est qu’au début de sa carrière de réalisateur de longs métrages, avec à son actif Kes, et Poor Cow. Alors que son style cherche encore à s’affirmer réellement, Loach adopte dans Family Life une approche très similaire à celle qu’il mettra en place des années plus tard, notamment dans le documentaire Which Side Are You on ?, pour illustrer un scénario pourtant extrêmement écrit. Toute la capacité de Loach à choisir et diriger des acteurs non professionnels prend sa mesure dans cette grise histoire d’abus de pouvoir parental et de la destruction d’une jeune femme par l’establishment moral. Family Life traite avant tout de la psychiatrie mais aussi de l’ensemble des thématiques chères à l’auteur (révolte, indépendance, mainmise abusive de la majorité sur la minorité…), avec une maîtrise de l’équilibre entre le récit pur et le film à thèse qui pose le film comme l’un des plus riches du réalisateur.
Royaume Uni, les années 1970. Janice Baildon est la dernière enfant de la famille, une jeune femme un peu troublée, au comportement parfois étrange. Cette étrangeté n’est aucunement acceptée par ses parents, qu’inquiète l’image qu’ils se font d’une jeunesse prise dans les tourbillons de la fin des années 1960 et de la libération sexuelle. Mais rien de tout cela ne concerne vraiment Janice. La jeune femme n’a que les problèmes et les particularités de son adolescence, auxquels s’ajoute les difficultés que lui cause ses parents, omniprésents et liberticides. Désemparés, et persuadés que le caractère renfermé et légèrement fantasque de leur fille est d’origine psychiatrique, les parents de Janice décident de la placer dans une institution de traitement par les électrochocs.
« Tu dis que tu sais ce que tu veux. Mais je sais que c’est faux. Je te connais, je sais ce que tu veux et ce n’est pas ça », assène sa mère à Janice alors qu’elles se disputent autour d’une énième broutille montée en épingle par les parents de la jeune femme. Tout Family Life est là : dans la certitude parfaitement sincère et odieuse d’une femme d’un certain âge, que la rancœur, la suffisance et son éducation même empêchent d’accepter que ses enfants sont plus libres et plus heureux que ce qu’elle n’a jamais été. Car Family Life diffère de nombre des films de Loach, en cela qu’il prend ostensiblement le parti de narrer une histoire particulière pour illustrer un propos largement plus étendu – ce qui n’est jamais absent de ses films, mais qui ici prend une dimension étonnamment maîtrisée. Le récit d’une jeune femme pas vraiment rentrée dans un système (enfance-adolescence-mariage-travail-mort) est aussi celui de la jeunesse des années 1970, celle du « Summer of Love », de Mai 1968…
Dans le rôle de Janice, Sandy Ratcliff compose un personnage tout simplement déchirant, écorché vif et écarté du monde, qui parvient malgré tout à susciter l’empathie par la justesse de l’interprétation. C’est ce talent, et la direction d’acteur de Loach, qui évite à ce superbe personnage de devenir un concentré de pathétique. Versant non pas passif, mais réellement retiré du monde du McMurphy de Vol au-dessus d’un nid de coucou, Janice oscille entre la jeune femme déchirée entre l’amour de ses parents et l’incompréhension de ceux-ci, et la petit fille qui n’a pas même vraiment fini de grandir. Lorsque la jeune femme reçoit sa première séance d’électrochocs, elle est laissée sans mouvement, une entrave dans la bouche : Loach crée ici une image très enfantine, qui ne cesse d’évoquer un Peter Pan broyé par la machine de la normalité. La justesse de l’interprétation de Bill Dean et de Grace Cave (qui jouent les parents) est tout aussi impressionnante. Cave fait d’ailleurs partie des acteurs recrutés par Loach dans des cercles totalement extérieurs au cinéma — ici, il s’agit d’une réunion politique conservatrice, où Loach était venu observer les participants, à fin de recrutement éventuel. L’effet est saisissant : les deux acteurs campent avec une glaçante conviction ce couple de parents « ancienne mode », pour qui les abus de pouvoir sur leurs enfants n’étaient qu’une part nécessaire et justifiée de leur éducation. Lors des séances d’entretien avec le premier psychiatre de Janice, les deux parents renvoient une image miroir au spectateur : se reconnaît-il dans la myriade de petits abus parentaux bien-pensants des deux parents ?
Avec Family Life, Loach aurait, selon certaines analyses, reprit le propos de l’antipsychiatre (qui récusait d’ailleurs cette appellation) Ronald Laing. Si la véracité de cette analyse reste à démontrer, il est cependant certain que plusieurs aspects rapprochent les deux travaux. En premier lieu, la prédominance de l’influence du milieu familial dans la construction d’une maladie mentale — mais surtout, la réalité de cette maladie. Family Life n’est pas le portrait d’une martyr : Janice est bel et bien perturbée. Selon ses propres termes, elle « n’existe pas » – elle ne parvient pas à exister dans un milieu familial où ses parents savent et décident tout. Pire encore, sa sœur, pourtant bien plus aimante et respectueuse de Janice, reproduit le schéma, en tentant d’imposer à la jeune femme de venir vivre avec elle, loin de leurs parents. Si l’intention est positive, elle reste similaire dans les moyens : le schéma se reproduit. Et Janice de saisir un couteau et de graver son nom sur une table évidemment fort prisée de ses parents : elle veut exister, non pas pour les autres, mais pour elle-même.
« Le vent passait entre les barreaux », conclut Vian à la fin de son Arrache-Cœur, symbole que la cage construite avec amour par une mère pour ses enfants pouvait laisser passer l’odeur, le bruit, une impression de liberté – mais jamais y donner réellement accès. Janice, dans Family Life, choisit la folie comme clé pour ouvrir la porte de la cage, et ce faisant, perd toute attache à la réalité. Dans l’épilogue du film, alors qu’elle s’accroche à ses derniers moments de lucidité, Janice renoue avec l’ancienne tradition, qui associait les fous et les devins, les prophètes. La « grosse machine » va la dévorer, elle et tous ceux qui sont simplement trop doux pour opposer une résistance agressive. Cassandre lucide de la société libérale à venir, Loach / Janice parvient avec Family Life à judicieusement entremêler analyse politique, sociologique et drame humain, un équilibre qu’il n’attendra que rarement par la suite dans sa filmographie.