Le prix du jury de Cannes : Bergman l’a obtenu en 1957 ! Mais Polisse aussi… Un prix sans valeur peut-être mais pas sans objet. Qu’a-t-on récompensé dans La Part des anges ? Pas un récit, pas un thème, pas un style, mais un esprit qui nie. Car Loach y dit « non » à la tragédie misérabiliste. Le même Bergman déclara un jour que le temps octroie un droit aux vieux réalisateurs, celui de briser les codes que leur propre système d’images avait contribué à renforcer. Bergman, avec Fanny et Alexandre, inséra dans une fiction en costumes un miracle ; Loach ne va pas plus loin qu’une forme flatteuse de comique cache-misère.
Pas un récit car le grand casse, ici le vol d’un des plus rares whiskys au monde par un quarteron de jeunes chômeurs, ne sent pas vraiment le neuf ; pas un thème, car la jeune délinquance anglaise, terrain de prédilection de Loach, est un motif éculé du cinéma British de Danny Boyle à Alan Clarke en passant par Peter Mullan ; pas un style enfin, car Loach ne s’est visiblement pas décidé à poser son optique sur un trépied. Le prix ne pouvait aller qu’à ce refus, par le rire, du déterminisme que toute une part du cinéma de Loach s’est fait fort de décrire. Le festival cherchait son heure et demie de plaisanterie sur fond de gravité ; pour avoir livré la commande, Loach a reçu un satisfecit.
L’auteur de Sweet Sixteen (2002) sait bien que tout bon « cinéma social » s’appuie sur le poids de ces destins qui freinent les volontés de changement des individus. Les personnages de Robbie et ses comparses, Rhino, Albert et Mo ont un background chargé et ont parfaitement conscience du portrait de gueules cassées que les cicatrices passées ont fini par leur tirer : « même si on vole le truc, qui l’achètera à des nases comme nous ? » Mais Loach brise l’engrenage et brasse les forces sociales effectives à leur négation comique : leur rencontre avec un éducateur trop gentillet pour être vraisemblable leur ouvre les portes d’une distillerie de whisky. À ces vies déshéritées, ce film veut offrir une ouverture, une possibilité fictive (si ce n’est fabuleuse) dont la seule fonction semble être de laisser une place à ce qu’il faut bien se résoudre à appeler l’espoir. Cette belle intention légitime la percée de l’invraisemblable : le plus futé des quatre larrons, Robbie, se révèle à lui-même et aux autres comme un nez virtuose. Le destin avait ses têtes de turc ; désormais le hasard a trouvé son petit favori ! Et là on tique. Car le film, sous couvert de donner à rire, efface insensiblement la question des trajectoires sociales sous le trait bien gras du don inné, ce fameux nez de génie.
La Part des anges commençait pourtant bien : il offrait aux personnages de Loach ce que la réalité de Sweet Sixteen repoussait constamment et dont eux-mêmes n’ont jamais fait que parler – « un nouveau départ ». Robbie purge sa peine en travaux d’intérêts généraux, devient père, prend ses responsabilités et sa compétence olfactive est remarquée. Nous ne sommes pas loin de cette situation extraordinaire du mythe d’Er où un individu après sa mort, avant de se réincarner dans un autre homme, se voit offrir la possibilité de choisir le plus vertueux des modèles de vie. Mais quand le mythe dépeignait un spectacle pitoyable, d’une ironie terrible mais concrète, d’individus conduits par habitude à choisir à nouveau leurs vies antérieures, le film se réinvente à mi-récit en fable sociale et se déleste gratuitement de son ancrage réaliste. Et voilà que la tarte à la crème de l’innéité vient se substituer au récit, ô combien plus profond, de la circularité du choix. Exit la belle possibilité qui s’offrait à Loach d’un récit et d’une mise en scène de friction entre un désir d’autre chose et une réitération aveugle des habitudes.
En tant que telles, les images de ce fameux nez tiré de la cuisse de Jupiter est l’innocence même. On rit de voir pliée en une séquence montée-bâclée la naissance d’un pif aussi perspicace que celui d’un éminent spécialiste. La faute, comme souvent, n’est pas dans l’image mais dans tout ce qu’elle laisse sur le côté : ici, la rareté réelle de tels dons de la fortune. À vouloir le rire à tout prix, La Part des anges, sur le canevas naïf qui est le sien, ne pouvait que se transformer en rançon du diable et se muer à mi-chemin en un énième avatar du film cache-misère. Loach et son scénariste attitré Paul Laverty s’essayent alors à la pirouette : La Part des anges serait un sujet tragique filmé comme une comédie. Mais la comédie n’est plus depuis bien longtemps un genre bas et elle n’a que faire d’une telle pauvreté des cadrages et du découpage incapable de respecter son sujet. Car en plus de torpiller par cette fable candide son sujet estampillé « réaliste », La Part des anges a choisi de nous faire rire aux dépens du réel. Hormis Robbie, ex-délinquant ultra-violent qui accouche tout seul comme un grand d’une sagacité insoupçonnable, les trois autres ne sont pas autre chose que des figures de « pricks » réduits à leurs innombrables « fuck ». Mais pourquoi superposer ainsi pauvreté et dégaine d’idiots ? Le rire n’excuse pas tout, surtout pas l’imposition d’une simplicité à une réalité qui l’ignore. Quand Sweet Sixteen avait su émouvoir par des manches de survêtements un peu trop grandes, La Part des anges avec ses têtes de complets demeurés aux lunettes grossissantes dénude une caricature de la pauvreté. Dieu soit loué, ce n’est pas encore les quasi-mongoliens de Dumont dans L’Humanité, mais c’est déjà trop. Non, monsieur Loach, le comique n’est pas niais.
Rendons-nous à l’évidence : La Part des anges est un film qui, ne parvenant pas à poursuivre la jolie valse tonale qu’inaugure sa première demi-heure, voit son récit se vautrer définitivement dans un flonflon de banlieue à l’optimisme social sirupeux. Outre cette bien-pensance, Loach n’hésite pas à ternir, sous couvert de comique, le sens même de rédemption : si la finalité est belle, les moyens (un vol de grande envergure) restent sales. Comprenez : Robbie n’a rien d’un reborn, c’est un jeune rusé plus immoral que les vieux corrompus. Mais on lui pardonne ses fautes car il prend aux riches pour ne pas rester pauvre. Le public s’esclaffe, exalte : nous voilà aux jeux du cirque pour une belle giclée de vengeance sociale.