Il est tentant, tout d’abord, de voir en Fatima un antidote au poison que serait Dheepan et d’opposer en tous points leur vision du monde et du cinéma : la douceur, la discrétion ou la complexité du film de Philippe Faucon face à la brutalité, l’arrogance ou l’arbitraire de la récente Palme d’Or. Il est en effet toujours rassurant de constater qu’il existe encore, au sein du cinéma français, des films qui, comme Fatima, ne foncent pas tête baissée (et yeux fermés) dans leurs certitudes sociétales mais cherchent sur le même terrain, avec patience et intelligence, à démonter des systèmes établis de représentation et décident de creuser, avec tout autant d’humilité, une voie privilégiant, face à une certaine âpreté frontale du monde, la compréhension et la bienveillance. Acte et choix pour le moins courageux dans lequel il ne faudrait voir aucun signe de naïveté complaisante ou de pathos déplacé mais plutôt un acte délibéré visant à conférer à leurs personnages une force inhabituelle qui permet à ces œuvres de faire exploser les cadres sociologiques qui leur servaient de première structure narrative. En somme, des films qui seraient débordés par leurs interprètes qui, eux-mêmes, ne se réduiraient pas à ce que charrie l’environnement social de leur personnage. En cela, le cinéma de Philippe Faucon assume lucidement cette résolution depuis plus de 25 ans et dénote particulièrement par la constante profondeur de son regard sur la France.
Terreau lumineux
Entre son premier film L’Amour (au titre pour le moins prémonitoire) réalisé en 1990 et Fatima, son dernier long métrage en date, le cinéaste français, né au Maroc, n’aura ainsi eu de cesse de concevoir les paradoxes et les ambivalences de la société française, notamment vis-à-vis de son histoire migratoire, comme une matrice fictionnelle féconde dans laquelle s’originent moins des conflits à vifs que la reconfiguration de crispations contemporaines et l’établissement d’un terreau vivifiant capable de faire émerger des singularités – et non pas s’attacher à créer des meutes ou des bandes indiscernables comme chez Audiard. Singularités que façonnait déjà Faucon dans Sabine en 1992, Samia en 2000 ou encore Dans la vie en 2007 : en se focalisant (mis à part avec La Trahison et La Désintégration) sur des parcours de femmes, jeunes ou âgées, et principalement d’origine étrangère, il a tracé, par une approche délicate de leur quotidien, les contours d’une zone de recherches philosophiques – le rapport à l’Autre – et philologiques – la question du langage est ici fondamentale – qui ne se conçoit pas sans être aussi un art aigu du portrait où le visage serait, tel un aimant pour la caméra, le centre nerveux d’une mise en scène qui vise l’enregistrement de ses mille mouvements et réflexions.
Fatima ne déroge pas à la règle mais en approfondit la discrète ampleur en tentant, au sein d’un seul et même film, d’articuler les différents profils que Faucon a pu dessiner au gré de sa filmographie. Se combine ainsi ici trois « générations » de femmes : Fatima, femme de ménage et mère courage, élève ses deux filles, Nesrine et Souad, respectivement en première année de médecine et collégienne. Maîtrisant encore mal le français, Fatima vit difficilement cette séparation par la langue au sein de la société et cette barrière de communication qui grève sa vie familiale. Pour pallier cette frustration, elle écrit quotidiennement des pensées dans sa langue natale dans un journal intime – séquences qui ponctuent régulièrement le film et donne à entendre une voix et une pensée d’une belle lucidité mélancolique mêlée à une obstination désarmante. Se déploie alors un montage d’une étrange fluidité progressive (un dialogue commencé par deux personnes dans un plan se poursuit avec d’autres protagonistes dans le suivant), effet collatéral d’une épure tant cinématographique que scénaristique. Épure que Faucon développe dans sa démarche rivée à l’action et la parole (même intérieure) de ses personnages. Contre un naturalisme de façade, ne se constituent ici que des micro-événements, des faits – a priori – à faible densité dramatique, qui démontrent paradoxalement l’attention précieuse que confère le cinéaste au quotidien ordinaire de ses protagonistes. Que le film se refuse, comme point final, à un fatalisme attendu et bien-pensant est la poursuite d’une démarche qui se veut discrètement politique, à l’image de cet adage : «Un arbre qui tombe fait plus de bruit qu’une forêt qui pousse.» On pourrait légitimement craindre une certaine sécheresse narrative, voire une platitude des faits ou des situations mais c’est sur ce point que se révèle la généreuse beauté du regard de Faucon. Ouvert, son film laisse venir devant la caméra les fêlures de chacun, ces interstices douloureux qui, en quelques mots, disent tout d’une vie.