Mus par l’ambition manifeste de combler un manque dans l’histoire du cinéma français, les films consacrés à la guerre d’Algérie se multiplient ces dernières années. En 2021, Des Hommes de Lucas Belvaux explorait la mémoire tortueuse des vétérans français quand, il y a quelques mois, De nos frères blessés d’Hélier Cisterne cherchait à héroïser un pied noir objecteur de conscience et ami des colonisés. Les films prenaient tous deux le parti du romanesque avec un air d’y regarder sans trop y toucher (ou l’inverse) : il s’agissait d’expier la culpabilité des colons sans pour autant se confronter à leurs démons. Avec son titre aux accents sociologiques, le film de Philippe Faucon s’inscrit dans la continuité de ce travail mémoriel sur la guerre d’Algérie tout en augurant un regard plus frontal en cela qu’il s’attache, cette fois, au contrechamp du conflit colonial : les Harkis, ces locaux qui ont pris le parti de la France, parfois contre leur gré et en condamnant par là famille et descendance à l’exil, offrent probablement les visages les plus tragiques et pathétiques de ce tableau historique.
Philippe Faucon cherche toutefois davantage à restituer la trajectoire de ces figures sacrificielles qu’à les ériger en martyrs. La retenue dont témoigne le film accouche d’un récit concis (1h20) et d’une mise en scène dénuée d’effets emphatiques, qui semble vouloir prolonger la sécheresse émotionnelle de protagonistes souvent hagards. Aux élans épiques propres aux fresques historiques, Faucon répond ainsi par la minutie d’une étude de cas, en faisant la chronique des trois dernières années de guerre d’une garnison qui donne à voir la trajectoire de différents Harkis, des personnages caractérisés principalement par leur fonction et leur degré de compromission avec l’occupant français. Le récit ne s’aventurera pas au-delà de l’indépendance, dans l’ère postcoloniale au cours de laquelle leur calvaire est amené à se prolonger, s’arrêtant précisément au moment où le sort de cette communauté se retrouve scellé par l’issue de la guerre. Le montage organise les séquences comme une suite de vignettes au sein desquelles les personnages paraissent pris au piège, chacun de leurs petits actes au service de l’armée coloniale aggravant un peu plus leur situation alors que le contexte géopolitique, hors-champ, se précise : le gouffre de la défaite française se rapproche. Si Faucon fait preuve d’une certaine précision dans sa manière de figurer le drame de ces soldats, cet engagement très didactique n’est pas sans corroborer la persistance d’une distance quasi-scientifique avec le sujet, la fiction étant comme inhibée par la leçon historique qu’elle a à donner.
Entre les lignes
Poursuivant le travail pédagogique entamé par des cartons pré-génériques, le montage multiplie le recours à des infographies balisant le récit de nombreuses dates jusqu’à un encart final explicatif : c’est littéralement entre les lignes de l’Histoire que les images de fiction vont se déployer. Ce didactisme transparaît également dans certains dialogues résolument fonctionnels. On ne parle pas pour ne rien dire, mais au contraire assez franchement. Les Harkis d’abord, qui constatent régulièrement le caractère inextricable de leur situation : « regarde lui, il est pris au piège » dit l’un d’eux en parlant d’un camarade engagé dans le Harka après avoir été torturé et avoir dénoncé ses anciens compagnons du FLN. Mais aussi l’administration coloniale, que figurent des personnages à la naïveté suspecte : « tout cela me semble avoir été bien mal préparé » avoue, sincèrement désolé, l’officier français, en commentant l’hypothétique rapatriement de ses soldats et de leurs familles après le cessez-le-feu. La lucidité et la franchise dont font preuve les personnages ne peuvent en rien freiner le torrent de l’Histoire qui les emporte ; tout juste permettent-elles au récit d’avancer dans un effort constant de lisibilité pour le spectateur.
À son meilleur, le film orchestre ses tableaux historiques de manière économe pour figurer la charge historique des enjeux. Il en va ainsi de la séquence où une mère, cadrée telle une pietà, pleure devant la tête décapitée de son fils, ou de ce jeu de focale qui maintient les silhouettes des représentants de l’ordre colonial dans le flou, tels des fantômes au milieu d’une terre baignée de soleil dont ils sont, symboliquement, déjà étrangers. De la même façon, Faucon recourt au motif de la ligne (les rangs de l’armée évidemment, mais aussi toutes les lignes présentes dans le décor que souligne la composition) pour matérialiser les mailles de l’histoire dans lesquelles les soldats Harkis sont empêtrés, toujours coincés dans un dangereux entredeux. C’est par l’épure de ses cadres que le film, par petites touches, émeut. Que ce soit par l’effroi de ce petit garçon, empêché à coup de pierres de sortir de chez lui par d’autres enfants, ou par la marche honteuse de ces femmes qui fuient discrètement leur village par une porte ouverte vers l’inconnu, Faucon figure le sort terrible des Harkis, gens sans terre et sans horizon, exclus de tous les récits nationaux, auxquels la fiction rend timidement un destin.