Tiré d’une histoire vraie, basé sur l’un des traumatismes de la guerre d’Algérie (la position douloureuse des « harkis »), La Trahison s’attache avec humanisme aux contradictions des protagonistes du conflit. Évitant tout didactisme ou manichéisme, le film s’abstrait de l’évocation du passé : au fond, Philippe Faucon s’intéresse plutôt au drame des consciences personnelles qu’aux démêlés politiques. Mettant en lumière la confusion mentale qu’entraîne le conflit de la décolonisation, La Trahison, avec son style classique implacable, ses codes d’honneur masculin et sa « traque » des traîtres, prend même des airs de western américain.
Dès les premières minutes, c’est la plongée dans le noir. Au sens littéral d’abord, alors que l’armée française arrête un Algérien membre du FLN, à la seule lumière d’une torche. Ce noir physique illustre celui de l’Histoire, perdue dans l’embourbement d’un conflit qui s’éternise depuis six ans déjà. En 1960, la guerre d’Algérie pèse sur les consciences de ses protagonistes, algériens et français, deux peuples ennemis mais néanmoins frères, se déchirant pour la souveraineté d’un territoire revendiqué par chacun.
Sur fond d’une histoire connue de tous, Philippe Faucon s’intéresse au quotidien, celui d’un bataillon posté dans le sud-est désertique du pays et appelé à sécuriser la région. Le drame se noue autour de la recherche d’éventuels membres du FLN au sein de la population civile et de la position délicate de quatre harkis (ces combattants algériens passés du « côté » français) qui composent la garnison. Les hommes se trouvent seuls face à leur engagement, personnel comme politique, déterminé par les mouvements chaotiques de la guerre. Le film prend alors la forme d’un grand drame personnel et universel, matérialisé autour du thème de la trahison.
Chez Faucon, la guerre est un grand jeu de masque où l’ennemi n’est jamais celui que l’on croit, où, peut-être, il n’y a pas d’ennemi. Cette ambiguïté, ce sont les harkis – protagonistes évidents du film – qui en sont la plus forte expression. Rejetés à la fois par les Algériens et les Français (l’un d’eux, pris d’une triste prémonition, demande ainsi à son capitaine « s’il peut jurer que la France ne les abandonnera pas »), ils prouvent l’absurdité d’une guerre sans fin, et de la logique de destruction qui l’accompagne. Une destruction physique et psychologique, où idéaux et vérité, amitié et confiance disparaissent au profit du désordre et du mensonge.
La promiscuité et la coexistence intime des deux parties adverses au sein de la garnison donnent au récit une dimension éminemment tragique. Philippe Faucon construit son film autour des règles du drame classique, aussi bien dans les fils du récit que dans la grammaire cinématographique, superbement maîtrisée de bout en bout, véritable leçon de cinéma et d’économie intelligente des moyens. Surgit alors une image mythique évidente : celle du western. Ainsi la plaine saharienne fonctionne-t-elle comme un écho des étendues désolées du Monument Valley. Le village dont les militaires assurent la surveillance s’inspire des petites villes isolées du Far West, où l’immensité du vide contrastait avec la densité des rapports humains et l’absurdité des conflits.
Mais plus que dans le décor, c’est dans la thématique que La Trahison fait office de « western à la française ». À travers cette guerre de décolonisation, et les crispations nationales qu’elle engendre côté français, se dessine une filiation au genre américain, qui lui aussi tentait de définir l’identité d’une nation – celle de ce Nouveau Monde sans Histoire. Ce n’est pas le moindre objectif du film de Philippe Faucon que d’esquisser les frontières de la France. Loin de l’Hexagone, tortures, exécutions et arrestations sommaires sont les derniers recours d’une puissance qui n’existe déjà plus.
L’intelligence de Faucon est de ne jamais trancher entre patriotisme et auto-flagellation expiatoire du bourreau. Tous sont coupables – et tous sont victimes. Refusant manichéisme et raccourcis, le cinéaste confronte la France à sa propre mythologie : celle de l’idéal fraternel, hypocritement trahi au profit de l’intérêt expansionniste.
Véritable traumatisme, acte fondateur de la nation française moderne, la guerre d’Algérie avait besoin de cette vision originale. Faucon nous montre les affrontements avec une morale d’artiste : ni donneur de leçon, ni dénonciateur hystérique de vérités ressassées, son regard garde toujours une distance critique et intellectuelle. Il n’oublie pas non plus de s’attarder avec tristesse sur la tragique histoire de ces hommes, « obligés » de se trahir et privés de toute réconciliation – avec les autres, mais aussi avec eux-mêmes.
De cette « guerre qui ne dit pas son nom », on n’a pas fini d’entendre parler. L’Histoire est en marche, mais la mémoire aussi : ce drame de la France et des harkis, c’est bien sûr le nôtre. Le plus grand mérite de Philippe Faucon est d’avoir rendu son film sinon indispensable, du moins salutaire.