Deux ans après sa vision corrosive d’un Japon en proie à l’occupant américain (1961, Cochons et cuirassés), qui provoqua sa mise au ban momentanée des studios de la Nikkatsu, Shôhei Imamura réalise en 1963 son cinquième long métrage, « Chronique anthropologique [ou entomologique] du Japon ». Au festival de Berlin l’année suivante, l’actrice Sachiko Hidari remporte le prix d’interprétation pour son rôle dans La Femme insecte, un titre plus vendeur, à l’étranger, que l’intention documentaire du titre original. Un titre qui sonne aussi comme un hommage au travail subtil, sans ostentation ni narcissisme, effectué par la comédienne pour restituer la complexité d’un personnage en qui Imamura projette les troubles et les contradictions d’une société japonaise en mutation entre 1918 et 1962. Mutante, Tomé la jeune paysanne l’est en effet à la manière d’un insecte : enfermée dans les conditions de son espèce (son corps et son rôle dans le corps social), elle tente avec plus ou moins de succès de se dépouiller de sa mue, de s’affranchir du déterminisme qui pèse sur sa destinée de bâtarde, de paysanne puis de mère. Fille adulée d’un père attardé, Tomé est vite renseignée sur ce qu’on attend d’elle : dans la campagne neigeuse d’un Japon figé dans le temps, elle est livrée par son clan au « propriétaire terrien » de la ferme pour solder une misérable dette, mais préfère s’étendre près de son (soi-disant) père pour y trouver un réconfort et une tendresse suspectes. Plus tard, alors que le Japon s’effondre et que l’empereur le fait entrer dans la modernité, Tomé comme son pays passent d’une culture profondément rurale à une civilisation suburbaine individualiste, grise, laborieuse et corrompue : l’héroïne d’Imamura va en explorer quelques marges, du syndicalisme aux sectes, de la prostitution au proxénétisme.
Cosette et la débrouille
Entre récit intimiste, méditation sur les infortunes du destin et fresque générationnelle sur les remous de l’histoire japonaise au 20e siècle, Imamura réalise avec La Femme insecte une œuvre où romanesque et réalisme trouvent un équilibre singulier. Dans La Femme insecte, les viols ont lieu hors champ, dans le noir, mais comme pour en redoubler la brutalité seuls les enfants nous en livrent, par leurs yeux, le témoignage. À l’inverse d’un mélodrame façon Mizoguchi (La Rue de la honte), Imamura raconte sans détour le destin d’une Cosette des temps modernes mais ne suscite aucune empathie pour son sort : les ellipses, fréquentes, s’inscrivent avec force dans le film, figeant l’image et la durée du récit dans un silence où les causes, les effets et les justifications sont engloutis d’un coup. C’est un peu l’inverse des flash-backs : le cinéaste ne se soucie pas de nous expliquer comment Tomé en est arrivée là – dans le verger où elle donne le sein à son père, puis dans les bas-fonds plus banals que sordides où prospère son petit commerce de corruption et de prostitution, ou encore à sa sortie de prison. Tomé se débrouille avec la vie à la façon d’un personnage picaresque, contrainte par une réalité qui la dépasse comme elle dépasse tout le monde ; comme l’insecte, elle ne gagne rien, ni sagesse, ni respectabilité, ni fortune, ni joie. Ce qui ne la tue pas la rend certes plus forte, mais pas meilleure pour autant : elle est aussi celle qui conduit son ancienne matrone en prison. Le personnage n’a pas de « double-fond » moral : Tomé assume le plus possible de réalité et ne se berce pas d’illusion sur le monde dans lequel elle, puis sa fille, sont plongées, dans un pays secoué par des troubles abstraits qui ne semblent pas les concerner.
Nouvelle vague
Pourtant les aventures de Tomé puis de Nabuko, sa fille, si elles rejoignent les visions décapantes d’une nouvelle vague très critique sur le progrès nippon (cf. Oshima), ne sont pas un cantique de la misère : dans le passé très stylisé où La Femme insecte débute sa carrière, les intentions, bonnes ou mauvaises, sont souvent reléguées dans des ténèbres – visuelles ou psychologiques. Imamura nous laisse juge de ce qui se déroule à l’écran, mais dans le même temps ne livre pas tout à notre regard, ou pas complètement. Des choix de mise en scène forts jouent, tantôt avec subtilité (le cadre, très étudié, où c’est parfois au premier plan, parfois au second que se déroule l’essentiel), tantôt avec des moyens plus radicaux (les images qui se figent tout d’un coup, les dates et les bancs titres qui ponctuent le film), avec notre perception d’un récit plus retors qu’un simple fatum. Comme ces voyeurs, enfants ou adultes, qui volent les secrets dans les alcôves ou écoutent aux portes, les spectateurs sont pris à témoin mais ils n’ont pas toutes les clés pour dénouer les raisons du conte cruel qui leur est raconté. La Femme insecte est tout sauf une histoire édifiante. Récit de répétition et de transmission (du mal, de la brutalité familiale, clanique, sociale, économique), La Femme insecte intègre des éléments disparates et souvent contradictoires : l’ordre immémorial des croyances et des symboles cohabite avec celui des manifestations contre le traité nippo-américain et c’est paradoxalement en intégrant une secte que Tomé va trouver, dans la prostitution, une issue à sa détresse sociale. Si tout ou presque est corrompu dans l’empire décati du soleil levant, Imamura ne succombe à aucune nostalgie : ni paradis perdu ni avenir radieux dans le Japon de l’après-guerre, juste ces montagnes qu’il faut gravir chaque jour…