Quelques heures après l’explosion de la bombe atomique qui vient d’anéantir Hiroshima le 6 août 1945, une pluie noire coule sur le visage de Yasuko, à bord d’une embarcation la menant en ville vers son oncle et sa tante, domiciliés dans l’épicentre de la déflagration. Autour d’elle, parmi les décombres expédiés dans la mer, flotte une horloge dont les aiguilles ont brûlé : les marques gravées qu’elles laissent sur le cadran annoncent, au commencement du film, que tout vient se figer ici. À cet instant, au cœur du drame ou éloignés du brasier, les habitants d’Hiroshima et de ses environs sont liés par le même destin tragique : au fond de leurs corps, une bombe à retardement s’est installée. Les gouttes de pluies, comme d’épaisses larmes noires, fixent sur les joues de la jeune femme sa destinée. Avant d’amorcer un récit loin du chaos, Imamura inaugure Pluie noire par une fresque hallucinatoire dont la hantise s’introduira dans chaque fragment du film à venir. Dans les rues terrassées d’Hiroshima, les hommes et les femmes titubent, leurs corps sont en lambeaux et leurs peaux brûlées ou déchiquetées traînent et se confondent avec ce qui leur restent de vêtements. Le décor irréel se peuple de silhouettes zombiesques et les corps qui jonchent les trottoirs apparaissent déjà comme des sculptures éternelles, vestiges indélébiles de « l’époque de la fin des temps ».
« Hiroshima n’existe plus »
C’est cinq ans après l’explosion que réapparaissent Yasuko, son oncle et sa tante, habitant un village rural paisible devenu le refuge de quelques irradiés, citoyens et citoyennes réprouvés par la société japonaise. Dans le théâtre de leur quotidien va se jouer leur destin tragique : ils paraissent attendre calmement que leur bombe intérieure s’amorce et que la maladie les emporte. Le village se révèle être un lieu où s’entremêlent solidarités et amitiés, mais dévoile en revers les malédictions de chacun. Le récit avance ainsi par à‑coups et circule d’un point de vue à l’autre, découvrant progressivement les histoires et les plaies personnelles qui se font écho. Résonnent alors les images d’Hiroshima embrasée, qui resurgissent entre les séquences : alors que l’oncle de Yasuko et ses amis se retrouvent sous les cendres et regardent leur ville brisée, le contrechamp montre leur village au présent. Si les récits et les souvenirs se superposent et éclairent peu à peu l’ampleur du drame en cours, la tragédie se laisse percer par la vie qui vient éblouir le film de ses présages et de sa vigueur. Dès l’ouverture, dans le silence qui prévient la tempête, sous les lumières du jour qui naît et des étincellements de la mer, un oiseau vole, un chien court, un crabe longe les bords de mer. D’autres étincelles peuplent le film ; la plus emblématique vient de l’étang où pêchent les amis irradiés : la reine des poissons surgit et éclabousse d’eau et de magie Yasuko et son oncle. Bouleversée, Yasuko se relève et secoue les fleurs de leur pollen et de leurs pétales, couvrant les personnages d’une pluie de meilleure augure. La vision, remplie de vitalité, fait ressurgir le souvenir du cadavre d’un cheval, croisé par les personnages à Hiroshima et qui avait stoppé leur course.
Pluie noire se charge de mystères et, en jouant avec notre propre mémoire, nous fait circuler entre ténèbres et enchantements. Alors que le drame avance en décalé, articulé autour de petits incidents et glissements du récit ou bien réels (Yasuko glisse dans son bain, un prétendant de la jeune femme glisse d’une pierre, la tante lâche un bol dans sa marmite, un homme tombe du quai de la gare), un torrent mélodramatique emporte le film par une immense histoire d’amour impossible, surgie de nulle part. Pendant que les corps pourrissent de l’intérieur, la grande douleur reste celle du cœur. Le mal invisible qui guette les irradiés et les ronge les fait tomber un à un, victimes des symptômes de l’éclair-qui-tue. Les corps évacuent et expulsent ce qui reste des radiations et régurgitent leurs souvenirs. Rappelant de trop près les corps figés des victimes d’Hiroshima, Yuichi, amoureux transit de Yasuko, place devant la porte de celle qu’il aime des sculptures de pierres en veilleurs immortels. Les corps des personnages, eux, implosent et évoquent ceux de leurs frères, partis quelques années plus tôt et croisés dans l’ouverture du film. Des mains des mourants de la première heure qui s’agrippaient aux survivants, des mains raides agonisantes ou des mains en miettes d’un enfant qui retrouve son frère, le film se déplace lentement vers la main de Yasuko qui se cramponne à celle de Yuichi, portant la tragédie d’une explosion de mort vers un souffle d’amour foudroyant qui clôt le film par son rayonnement intense.