Figure majeure de la Nouvelle Vague japonaise, Shōhei Imamura construit dans les années 1960 un œuvre prolifique et cohérent, où s’entrechoquent nature et civilisation, interdits et pulsions, dans un style unique alliant crudité, humour et critique sociale. De Cochons et cuirassés (1961) à La Femme insecte (1963) le cinéaste file régulièrement la métaphore animale pour dépeindre l’humanité ordinaire et sa difficile condition. Son dixième long-métrage, Profond désir des dieux, s’inscrit dans cette lignée et s’ouvre d’ailleurs par un étonnant bestiaire : sous un soleil de plomb, serpents, étoiles de mer et coquillages forment un merveilleux paysage aquatique qui inscrit d’emblée le film dans une dimension immémoriale. Le décor majestueux de Kurage nous est ainsi dévoilé comme un livre d’images : un rat se faufile entre les herbes, un triton remonte sur les cuisses d’une jeune femme, tandis qu’un malheureux porc, tombé d’un bateau commercial, devient immédiatement la proie d’un requin glissant dans les flots. Violence, sensualité et prédation : tout est ici affaire de sexe et de mort, dans un monde primitif où se répètent des histoires issues de la nuit des temps.
Un prologue chanté nous délivre les clés de l’intrigue à venir : devant un parterre d’enfants dissipés, un vieux conteur narre le mythe fondateur de l’île, dont la création serait le fruit des amours incestueuses d’un dieu et d’une déesse. Cette légende donne le ton d’un premier acte présentant une galerie de personnages aux liens complexes. Les membres de la famille Futori, considérés par tous les autres habitants comme des monstres, traînent effectivement derrière eux un lourd fardeau de secrets et de péchés. Accusé de frayer avec sa propre sœur, Nekichi vit la chaîne aux pieds afin d’expier sa faute, et la malédiction dont il est responsable ne sera rompue que lorsqu’il aura creusé une fosse assez large pour absorber la chute d’un rocher. Son fils Kametaro souhaite fuir son pays natal pour rejoindre Tokyo, tandis que sa fille Toriko, mentalement attardée et sans la moindre notion de pudeur, se frotte langoureusement à tous les garçons qui l’approchent. Cette étrange tribu vit en retrait, dans un sentiment de honte et d’exclusion qui se transmet de génération en génération. Mais cet ordre immuable sera bientôt perturbé par l’arrivée d’un ingénieur venu remettre en marche la raffinerie de sucre alimentant la région. Débarquant tout juste de la capitale, l’entrepreneur veut lancer sur place de vastes opérations mais découvre avec stupéfaction le poids des croyances sur la population.
Voyage au bord de la folie
Achevé en 1968, entre plusieurs documentaires, Profond désir des dieux synthétise les obsessions de Shōhei Imamura tout en lui offrant la possibilité d’utiliser tous les ressorts de la fiction. Au cœur de cette fresque ambitieuse se niche bien sûr l’évocation d’un Japon tiraillé entre tradition et modernité : esprit panthéiste et rituels chamaniques d’un côté, américanisation galopante et culte de l’économie de l’autre. Le décalage entre ces deux voies opposées ne sert pas seulement de carburant au récit mais permet également au cinéaste de tenter de grands écarts au niveau formel, la mise en scène basculant sans crier gare d’un classicisme serein au baroque le plus outrancier. Filtres colorés, interludes musicaux, jeux d’acteurs volontiers cabotins, le film s’autorise toutes les audaces et brasse des registres très différents : la balade ethnographique rencontre ainsi la farce carnavalesque, la tragédie se teinte d’accents fantastiques. Touffue et généreuse, la narration multiplie les détours, glisse d’un point de vue à l’autre, quitte à s’épuiser parfois sur la durée. Ces baisses de rythme sont toutefois compensées par des moments d’une grande force plastique : une prière collective face au vent, une étreinte prohibée au fond d’un puits, une transe lors d’une cérémonie funéraire…
Devant cette profusion et cette folie, le spectateur doit rendre les armes et renoncer à garder ses repères, tel l’ingénieur avouant soudainement que cette île le « dépasse complètement ». Représentant de l’industrie et du capital, sa mission tourne vite à l’absurde, tant sa rationalité tranche avec cet univers régi par les instincts et les superstitions. Shōhei Imamura excelle à figurer cette plongée dans l’inconnu et crée une atmosphère suffocante, un cauchemar blanc où la moiteur imprègne chaque plan tandis que les bêtes environnantes colonisent la bande-son. Dérangeant, inclassable, Profond désir des dieux connaît un échec public cinglant qui contraint le cinéaste à quitter le studio Nikkatsu. Sa carrière ne rebondira qu’en 1979 avec le superbe La vengeance est à moi, confirmant sa maîtrise intacte. Restant fidèle à ses motifs de prédilection, sans jamais renier sa radicalité, Shōhei Imamura témoignera alors jusqu’au bout de sa vie d’une inspiration sans faille, alignant les grands films, dont les ultimes L’Anguille (1997) et De l’eau tiède sous un pont rouge (2001) marqueront l’aboutissement. Sa reconnaissance actuelle ne doit pas faire oublier le caractère novateur de ses œuvres plus anciennes, et son talent d’expérimentateur que vient mettre en lumière la ressortie de ce Profond désir des dieux, cinquante ans après sa première vie sur les écrans.