Trois ans après La Femme insecte (1963), Imamura complète avec Le Pornographe (1966) sa tentative d’ « introduction à l’anthropologie » du Japon contemporain. Entre les deux films, même humour noir et grinçant, où le sordide le dispute à la médiocrité morale des individus, même tableau corrosif d’une société où rien ni personne n’échappe à la corruption, et même tonalité singulière entre le burlesque et l’effroi. La pire erreur serait sans doute de garder son esprit de sérieux face aux gesticulations de ce « pornographe », le dénommé Ogata, une sorte de pied nickelé qui passe de la petite fabrique artisanale de films pornographiques vendus sous le manteau à un commerce de prostitution où il exploite celle qu’il aime en secret, sa propre belle-fille. Imamura se moque et pousse loin le bouchon de la provocation : inceste, pédophilie, prostitution, asservissement sexuel (y compris avec une handicapée), misogynie… tout y passe, dans une mise en scène distanciée où le spectateur est toujours placé loin de l’action, caché derrière un pan de mur ou dans l’encadrement d’une fenêtre, voyeur de tout ce qu’il ne faut évidemment pas voir de ce monde méchant, drôle et absolument immoral, celui du Japon de tous les arrangements et de tous les affairismes. Adapté d’un roman qui connut un immense succès au Japon trois ans plus tôt (Les Pornographes d’Akiyuki Nosaka), Le Pornographe fut aussi l’occasion pour Imamura de moquer le recours hypocrite des studios aux productions porno bon marché, les « pinku eiga », destinées à réconcilier le public japonais avec les salles obscures. À raison de « deux films tournés par jour », le business clandestin d’Ogata, dont nous ne verrons pas le moindre bout de chair à l’écran, doit surtout permettre de servir aux chefs d’entreprise leurs fantasmes les moins avouables mis en scène sur le dos des pauvres, eux-mêmes adeptes peu scrupuleux du système D…
S’il ne prétend pas à la fresque comme La Femme insecte, dont l’action traversait les remous et les renoncements de l’histoire japonaise, Le Pornographe évolue dans les mêmes eaux glauques, les mêmes marigots où seuls résistent les vices, dans chaque individu, et les classes sociales (d’où peut-être cette multiplication des cloisons, ce foisonnement de cadres qui enferment les individus dans leurs existences : peu d’espoir ni d’échappée pour les contemporains d’Imamura). Pour justifier la survie et le maintien de cet ordre faussement nouveau bâti sur l’ancien, les personnages d’Imamura sont prêts à tout : raccommoder les vierges (exploit déjà réalisé dans La Femme insecte), façonner dans l’ombre une poupée gonflable pour sauver l’humanité de ses maux ou théoriser une liberté qui dépasserait enfin les interdits inutiles (« Qui a dit qu’on ne pourrait pas coucher avec sa fille ? »). On se perd un peu, c’est vrai, dans ce récit qui sacrifie souvent sa fluidité et la force de la démonstration à une imagination débordante que le cinéaste a parfois du mal à maîtriser. Mais les moments de stupeur, comme cette cicatrice atroce qui affleure sur la peau douce de la cuisse de Keiko, ou le burlesque théâtral et hilarant, entre Buñuel et Keaton, d’une philosophie au bain digne de nos boudoirs, valent le prix du ticket.