Entre 1958, date de son accession officielle au titre de réalisateur, et son décès en 2006, Shohei Imamura n’aura guère tourné plus d’une vingtaine de films – et moins encore de longs métrages. Parmi ceux-ci, pourtant, on compte deux Palmes d’or : La Ballade de Narayama (1983), et le facétieux L’Anguille (1997). Pour beaucoup, et probablement à raison, De l’eau tiède sous un pont rouge rappelle fortement ce dernier film. Est-ce pour autant que cela le rend moins important ? À voir.
La crise au Japon n’est, semble t‑il, pas la même que dans nos contrées, où la vision de l’économie se décline avant tout en termes de cataclysme, d’effondrement. Depuis les années 1970, et les troubles liés à la crise pétrolière, le Japon abrite une frange de sa population, terriblement touchée par une précarité difficilement imaginable dans nos contrées. De même, la peinture de cette précarité semble différer entre le pays du Soleil levant et l’occident, en tous cas en ce qui concerne le réalisateur Shohei Imamura.
Réalisateur à la carrière passablement insaisissable, Imamura manie autant un regard de pur documentariste, sur des sujets souvent terriblement pathétiques (La Ballade de Narayama, Pluie noire) qu’un absurde entre Ionesco et Prévert, un absurde toujours mâtiné d’une sensualité tendant finalement plus vers une paillardise réjouie. Et tout cela, avec à cœur de prendre le contre-pied de son premier maître en cinéma, Yasujiro Ozu, de s’inscrire dans une vision spontanée, éclatante et parfois grandiloquente de l’âme japonaise.
C’est dans cette tradition narrative qu’Imamura, âgé de 75 ans, va inscrire De l’eau tiède sous un pont rouge. Kôji Yakusho y campe un quadragénaire père de famille, frappé de plein fouet par une restructuration au sein de son entreprise qui le laisse sur le carreau, et lui ferme, principalement en raison de son âge, les portes du monde du travail. Pressé de ramener de l’argent par sa femme, qui réside en banlieue, il ne trouve de salut – temporaire – qu’auprès des miséreux résidant sous un pont. Parmi ceux-ci, son meilleur ami se trouve être un moderne Diogène, aussi cynique – au sens propre – que le disciple d’Antisthène. Bientôt sur son lit de mort, l’homme avouera à son ami l’existence d’un trésor, dans une ville éloignée, dans une maison près d’un pont rouge.
En fait de trésor, le personnage principal découvrira un ménage de deux femmes, l’une âgée, et l’autre sa fille. Celle-ci se trouve être affligée d’un problème des plus inédits : elle accumule en elle de l’eau, qui ne peut être libérée que par l’orgasme. Yakusho s’appliquera obligeamment à soulager la belle, mais alors que leur relation progresse, et que l’eau diminue, il doit bientôt faire face aux contradictions auxquelles l’a mené son comportement.
On a souvent interrogé, certainement avec un regard très critique, Shohei Imamura sur son amour des petites gens, et particulièrement des femmes « de mauvaise vie ». Il admettra volontiers qu’elles pouvaient être vulgaires, mais admirait leur capacité à « affronter avec force leurs souffrances ». Lui-même d’origine bourgeoise, le cinéaste n’a jamais eu de cesse de dépeindre une faune humaine, grouillant dans les bas-fonds de la société, le plus souvent sans céder à la tentation de l’angélisme. SDF, mafieux, pêcheurs, entraîneurs sportifs ripoux sont ainsi à l’affiche de De l’eau tiède sous un pont rouge. En exergue de cette humanité, trois personnages : Yosuke Sasano, le cadre pas assez agressif et virulent pour survivre à la société japonaise moderne ; Saeko Aizawa, la jeune femme frappée de la « malédiction de l’eau » (qui fonctionne avec le personnage de sa mère comme ombre) ; et Tomoko Sasano, l’épouse de Yosuke, véritable harpie pleinement adaptée à la société dans laquelle son rêveur de mari peine à entrer.
Tomoko est ainsi, certainement, le seul personnage que le réalisateur se permettra de juger. Tous les autres évoluent sous le regard réjoui d’un Imamura, comme tout content de pouvoir à nouveau créer des personnages délirants, mais dont le rôle de relecture d’archétypes réels est transparent. La majeure partie de De l’eau tiède sous un pont rouge fonctionnera ainsi comme une suite de sketches, donnant autant d’importance au personnage principal de Yosuke, toujours présent dans l’action, qu’aux personnages externes, qui tissent un réel « provincial », pittoresque, débarrassé des tensions du monde moderne. C’est ainsi autant le portrait d’une petite ville que celui de Yosuke que va peindre le réalisateur – c’est autant la redécouverte d’un monde plus serein qui va séduire cet homme moderne déboussolé, que la sensualité inattendue de Saeko.
Car il est tout de même, et avant tout, question de sexualité dans De l’eau tiède sous un pont rouge. Le regard d’Imamura se pose comme un féministe narquois, faisant le portrait d’un homme engoncé dans les conventions de la séduction sociale, incapable de faire face au désir brut d’une femme, incapable également de faire face aux changements de ce désir – incapable, en somme, de penser autrement qu’avec ses propres organes. Jamais Imamura ne fera mine d’expliquer « l’affliction » de Saeko, plongeant même délibérément dans le fantastique lorsque Yosuke se rend compte qu’il ressemble à l’homme qui fut l’amant de la mère de Saeko, comme lui d’elle.
Saeko serait-elle un fantôme de la rivière ? Une des créatures sorties de la myriade de bakemono qui habite la mythologie japonaise, succube aquatique désireuse de vider les hommes de leur force vitale ? Peu importe, finalement, à Imamura, qui va avant tout, dans un premier temps, se focaliser sur le personnage ahuri de son mâle, préoccupé d’affirmer son existence par ses performances sexuelles (voir à cet égard la scène hilarante où Yakusho tente de faire reprendre contenance – si l’on ose dire – à son sexe en lui assénant de violentes gifles tout en contemplant le mont Fuji). Mais alors que progresse le récit, la réalité se fait jour : Yosuke n’aime Saeko que parce qu’elle s’est offerte sans retenue, à lui que tout bafouait.
Le trésor de la maison près du pont rouge serait donc le retour de l’estime de soi ? Celle-ci serait-elle ce que la société moderne oblitère systématiquement chez l’individu ? Certainement. Mais le propos d’Imamura, dans la dernière partie de son film, sera de nuancer son propos, d’introduire le concept de responsabilité, surtout de la responsabilité du mâle dans une société dans laquelle l’égalité des sexes reste plus que théorique.
Critique de la société, de la phallocratie ambiante : De l’eau tiède sous un pont rouge est tout cela. C’est également le film que l’on pourrait considérer comme le chant du cygne de son réalisateur – même s’il fera encore une apparition au générique de 11’09′’01. Comme Akira Kurosawa, Imamura termina sa carrière sur une note apaisée. Kurosawa, dans Rêves, tente le portrait en coupe de l’intégralité de sa carrière, de sa vie d’homme, et de la vie de l’homme japonais, pour finir par une séquence muette, paisible, et qui refuse de poursuivre dans le symbolisme très fort, presque caricatural parfois, des autres segments du film. Imamura, quant à lui, réalise un film où lui aussi souligne la vacuité finale de la parole, fût-elle cinématographique, laissant la place au ressenti, à la sensualité, à l’image pure. Au crépuscule de sa carrière, et en retenant ses obsessions discursives rocambolesques et chaotiques, Imamura rejoint finalement celui dont il aura toujours voulu s’éloigner, Yasujiro Ozu, surtout celui de Dernier caprice. Non pas las des combats qu’il a menés, sporadiquement, pendant sa carrière cinématographique, Imamura fait au contraire montre d’une remarquable capacité à recycler son discours pour l’insérer à la fois dans la forme et dans le fond de son ultime long-métrage.
En aucune manière un film majeur, De l’eau tiède sous un pont rouge prétend justement n’être rien d’autre qu’un récit souriant, chronique du peu de félicité que l’homme peut connaître avant de rencontrer la mort. Ce faisant, il demeure toutefois un conte satirique, empreint d’une grande finesse d’analyse sur ses contemporains – dont chacun des tableaux, en apparence brouillons, en réalité précisément composés, rappelle l’intention qui préside à la rédaction des haiku : capturer l’essence de la beauté de l’instant. Avec autant de modestie que, osons le dire, de génie.