Un an après une première salve de trois films, l’éditeur Elephant poursuit son entreprise de redécouverte de l’œuvre d’Imamura en éditant ces jours-ci pas moins de quatre films du cinéaste japonais en format Blu-Ray et/ou DVD. Doublement palmé en or avec La Ballade de Narayama en 1983 et L’Anguille en 1997, les œuvres proposées ici par Elephant restent pourtant quasiment inconnues en France. Parmi celles-ci se trouvent son tout premier long-métrage, Désirs volés, sorti en 1958, Mon deuxième frère, son quatrième film, sorti en 1959, tous deux d’une facture encore classique, alors que les deux autres, sortis rétrospectivement en 1964 (Désir meurtrier) et en 1968 (Profond désir des dieux), montrent un Imamura ayant pris le virage de la modernité.
Il est clair que l’assistant d’Ozu qu’il fut ne resta pas insensible à la révolution cinématographique apportée par la nouvelle vague japonaise, à travers notamment les œuvres de ses « camarades » Ôshima ou Yoshida. Pourtant, pour qui souhaite avoir une idée rétrospective de l’œuvre d’Imamura, la parution de cette fournée, et notamment de ces films produits avant le tournant des années 60, est une aubaine, tant il apparaît manifeste que cette rupture formelle n’a en revanche pas bouleversé les thématiques propres à ce cinéaste. Les questionnements liés à la situation du Japon d’après guerre, au choc entre tradition et modernité, à l’opposition ville et campagne : tout cela reste au centre des interrogations d’Imamura, que cela soit sous une forme classique et didactique, ou plus abstraite.
Anthropologie à l’âge classique
Dans Désirs volés, nous suivons une troupe de théâtre qui a du mal à intéresser les foules des grandes villes, et qui tente pour y parvenir d’ouvrir son répertoire à un peu tout et n’importe quoi, entremêlant théâtre traditionnel et numéro de music-hall approximatif, de façon à se raccrocher plus ou moins maladroitement aux dernières tendances. Ne voyant pas d’avenir à Osaka, la troupe part à la campagne et trouve refuge dans un village qui l’accueille avec enthousiasme, trop content d’avoir un peu de divertissement au sein d’une vie réglée comme du papier à musique. Là où la ville semble blasée, où la modernité des divertissements, notamment télévisuels, ringardise les petites troupes de théâtre populaire à l’ancienne, la campagne est quant à elle ravie d’accueillir un peu d’animation, même si la curiosité qui succède à l’ennui ne fait pas ressortir forcément ce qu’il y a de plus noble chez l’être humain. S’opposent donc à travers cette bi-partition ville/campagne deux Japon dont la mutation ne se fait pas au même rythme, et au sein de laquelle chacun s’arrange en vue d’assurer sa subsistance tout en tentant de rester fidèle à une voie qui lui est propre.
Dans Mon deuxième frère, nous suivons la vie d’une famille coréenne vivant au sud du Japon, dans une région minière frappée par la crise consécutive à la chute des prix du marché. Outre ce contexte économique difficile, cette fratrie se retrouve livrée à elle-même suite à la mort du père. Si le frère et la sœur plus âgés sont contraints de prendre le travail là où il se trouve, les deux plus jeunes passent quant à eux de famille d’accueil en famille d’accueil. Là aussi le mode de vie de ces gens semble amené à devenir obsolète et les contraindra sûrement à quitter leur communauté pour se rendre à la ville. Les victimes principales de la décomposition de ce milieu traditionnel, qui vit autant du travail qu’il survit dans les moments compliqués grâce à la solidarité familiale et communautaire, restent bien évidemment les enfants, pour qui le besoin de structures stables est nécessaire. Et ce frère et cette sœur que nous suivons, sans parent en mesure de prendre soin d’eux, ont de plus en plus de mal à trouver une place au sein d’une communauté dans laquelle chaque famille est économiquement au bord du gouffre, en raison du déclin progressif des activités économiques sur lesquelles cette population s’était appuyée jusque-là.
Comparé aux films produits dans les années soixante, Désirs volés et Mon deuxième frère restent donc dans une veine encore classique, que cela soit dans la mise en scène ou dans la construction narrative. Mais au sein de ce classicisme, Imamura se révèle être d’une habileté et d’une intelligence assez remarquables, faisant preuve d’un sens du rythme capable de nous conter avec une limpidité rare des récits parfois denses et dramatiques. Ces scénarios parfaitement construits et équilibrés conjuguent drame collectif et individuel, étude anthropologique, comédie et juste ce qu’il faut de pathos. Pas de temps morts ou d’abstraction ; un détail présent dans le cadre peut servir l’évolution du schéma narratif ou exposer une des spécificités de la vie quotidienne du groupe social mis en scène. Mais si détail documentaire il y a, celui-ci sera toujours le fruit d’une recomposition, et non de l’intégration d’une image brute arrachée au réel. Un début de plan pourra ainsi nous donner à voir un paysage particulier, nous renseigner sur une habitude de vie, un lieu typique de l’organisation sociale, avant de se recentrer via un léger mouvement de caméra sur le récit en tant que tel.
Corps et caméra
Le troisième film édité, le septième de la filmographie d’Imamura, Désir meurtrier, sorti en 1965, marque une rupture vis-à-vis de ceux que nous venons d’évoquer, en raison notamment d’un récit qui n’a pas peur d’aller vers des zones taboues : il s’agit de l’histoire d’une femme violée qui, retrouvant son agresseur, se met à tisser une relation étrange avec lui lorsqu’il lui annonce qu’une maladie de cœur ne lui laisse que peu de temps à vivre. Mais le film marque aussi une rupture via une mise en scène qui s’est affranchie de l’organisation narrative classique. La caméra est plus tremblante, moins posée sur des assises, mais semble s’approcher au plus près de son personnage central, multipliant les points de vue en tournant autour de son sujet, jeune femme enfermée au sens propre comme au figuré dans son quotidien, au sein d’un cadre de vie citadin incroyablement exigu, où tout semble serré et étouffant en terme d’espace habitable et de volume sonore. Le noir et blanc du film n’est pas léché, mystérieux, modelé par des projecteurs, mais un noir sale, dans lequel on sent la crasse, l’insalubrité et le manque d’éclairage. Alors que dans les deux précédents films Imamura prenait soin de nous livrer un plan d’ensemble de l’espace dans lequel le récit allait nous plonger, à l’instar d’un décor de théâtre qui sert de fond aux acteurs, l’impression qui se dégage ici est qu’il n’y a au contraire pas de recul, à peine la place pour que la caméra s’installe. Toute échappée vers les grands espaces semble condamnée à l’échec, comme la tempête de neige qui, à la fin du film, empêchera la fuite des deux amants.
Cette prise de distance vis-à-vis de la construction classique vise à ce que le sentiment de claustration que nous ressentirons ne passe pas uniquement par l’exposition des faits et du contexte. Imamura réduit cette sensation d’étouffement au minimum pour la faire ressentir au spectateur via la façon qu’aura sa caméra de tourner autour du corps de l’actrice principale. Le récit apparaît alors moins construit, moins explicite et plus ambigu. Toutefois, on retrouve au sein d’un schématisme plus marqué que dans les productions plus classiques, un ensemble de thèmes chers au cinéaste, notamment à travers l’opposition ville/campagne, puisque le film reste avant tout l’histoire de l’inadaptation à un cadre urbain étouffant d’une femme issue d’un milieu rural, et qui du fait de son isolement se lancera dans une passion ambiguë et folle.
Éclatement des points de vue
Le dernier des quatre films, du haut de ses deux heures et quarante-cinq minutes, est le plus complexe et le plus délicat à aborder. D’ailleurs ce projet faramineux fut un échec commercial portant préjudice à Imamura, qui fut contraint suite à ce four de délaisser le grand écran pour le petit, avant de revenir au cinéma avec le succès et la reconnaissance internationale que l’on sait.
Le film nous plonge dans une petite île de l’archipel d’Okinawa qui semble coupée du monde, comme dans un espace temps qui lui est propre, entre croyance religieuse, superstition et inceste. L’arrivée d’un ingénieur en provenance de Tokyo, venu s’assurer de la modernisation de l’unique usine de l’île, apporte un regard extérieur sur un monde qui se dévoile à nous par la même occasion. La famille au centre du récit vit en marge de la communauté ; elle est rejetée, considérée comme monstrueuse par le reste de la population, notamment en raison du nombre impressionnant d’incestes entre frères et sœurs qui jalonnent son histoire, laissant penser qu’elle se reproduit en vase clos. Isolée, montrée du doigt, elle vit dans un dénuement extrême, et se doit d’avoir un œil sur la petite dernière, jeune femme n’ayant pas toute sa tête, sorte d’enfant sauvage à l’appétit sexuel dévorant. L’île est comme un écosystème clos sur lui-même, à la façon d’un cercle où tout est organisé autour du centre, point central qui est le mythe originel de la création de l’île (mythe incestueux puisque l’île est enfantée d’un frère et d’une sœur).
Toutefois, il est difficile de voir à travers cette grande fresque où veut en venir Imamura. On reste dans un premier temps assez agacé par cette peinture d’une population traditionnelle et isolée vue comme une bande d’arriérés ; tout, dans les gestes, les corps, les expressions, les intonations de voix, semble concourir à nous dresser le portrait d’une humanité restée à un stade proche de la bestialité. Ce portrait est à ce point saisissant qu’il est difficile de ne pas y voir quelque chose d’outrancier, l’impression qu’Imamura se plaît et même se complaît à nous brosser un monde repoussant dans lequel les instincts premiers s’expriment ouvertement. On se demande alors où est la part de vérité là-dedans, si Imamura vise juste ou s’il dresse un tableau grotesque stimulant une forme de voyeurisme, tout en flattant l’idée que peuvent se faire des citadins se disant progressistes des us et coutumes de populations accrochées à leur croyance et à leurs traditions. Ou bien est-ce tout simplement une concession faite au goût pour la surenchère propre à une certaine modernité cinématographique qui appelle cette forme abusive ?
Certes il ne faut pas oublier aussi que cette île vient de subir le choc de l’Histoire, puisque la population que nous voyons a été atteinte par les terribles combats, parmi les plus meurtriers de la Seconde Guerre mondiale, qui ont opposé les troupes japonaises et américaines sur l’archipel d’Okinawa. La grande Histoire s’invite donc en toile de fond, mais Imamura, comme si cela ne suffisait pas, convoque aussi le surnaturel, laissant voir que le monde des morts communique avec celui des vivants. Lorsque le grand-père de la famille incestueuse meurt, celui-ci se manifeste lors des funérailles via le corps de la petite dernière de la famille, la « simple d’esprit », avant que son fantôme n’apparaisse dans le ciel aux yeux de tout le monde. Cette incursion du surnaturel surprend et semble redistribuer les cartes : cette famille pourrait du coup apparaître comme descendant des dieux qui ont présidé à l’émergence de cette île, la répétition des incestes étant alors une façon de rejouer le big-bang initial afin de permettre la régénérescence du tout. Cette approche du religieux par le film ne semble pourtant pas totalement sortir de nulle part, car la croyance dans l’idée que la communauté perdure et assure sa renaissance cosmologique via la répétition de l’acte créateur originel est quelque chose que nombre d’historiens des religions, à travers l’observation de mythes divers, ont mis en lumière.
Finalement, tout ce monde sera battu en brèche par l’arrivée de la modernité via son projet mercantile, à travers la construction d’un aéroport, première étape en vue de faciliter l’implantation d’un marché touristique conscient de l’attrait que pourraient exercer ses îles sublimes. Mais avec cette ouverture vers l’extérieur, la population de l’île risque de perdre sa culture, ses mythes, ses traditions et les liens avec son histoire et ses ancêtres. Le film semble finalement le déplorer alors qu’il a joué longtemps sur la corde induisant que cet univers traditionnel était grotesque et sinistre. Peut-être cherche-t-il une troisième voie entre le monde clos traditionnel et l’ouverture à la société marchande via le tourisme de masse ? Conserver ses traditions à travers un rapport au merveilleux et au mythe, tout en y faisant entrer un zeste de raison pour éviter les excès dramatiques que les croyances superstitieuses peuvent engendrer ? Mais dans tous les cas, il s’agit encore une fois pour Imamura de s’interroger sur ce processus de déconstruction des traditions et des communautés par la modernité marchande, processus ayant pour conséquence de laisser l’individu à sa solitude, loin de toute transcendance, sans autre possibilité que celle de se louer sur le grand marché globalisé.