Film de boxe à l’argument rédemptionnel usé « jusques aux cordes » (ou éternel, selon le point de vue), Fighter émerge par la grâce de sa substance socio-dramatique et de choix de mise en scène d’une remarquable sobriété, qui n’ont pas toujours été la marque de son auteur – outre qu’ils contrastent avec les performances du casting. Pour son retour plus de six ans après le fiasco I Heart Huckabees, via un projet qui lui appartient moins qu’à son interprète et producteur Mark Wahlberg, David O. Russell adopte une garde basse pour mieux taper dans les statuettes, et ça lui va comme un gant.
On connaît l’histoire. Celle du film : le comeback du boxeur poissard, emmuré dans un milieu de sous-prolétaires pas forcément méchants mais salement affreux. Celle de sa production : une gestation difficile, soutenue des années durant par un Mark Wahlberg producteur persuadé d’avoir trouvé là le rôle de sa vie, s’entraînant d’arrache-pied sans être certain que le film se fera puis renonçant à son salaire d’acteur ; un Darren Aronofsky attaché au projet (manifestement trop proche d’un autre – The Wrestler) qui s’en va (mais reste producteur exécutif), après Matt Damon et avant Brad Pitt, tous deux initialement prévus pour le rôle finalement échu à Christian Bale, et le recours in extremis à David O. Russell.
Celle, enfin, de son réalisateur : pour ceux qui l’auraient oublié (on a failli), David O. Russell était à la fin des années 1990 l’un des représentants les plus en vue d’une génération de cinéastes américains qui devait casser la baraque, avec pour autres têtes d’affiche les Quentin Tarantino, Steven Soderbergh (tous deux précocement couronnés à Cannes), David Fincher, Paul Thomas Anderson et autres Spike Jonze. Si concernant ces derniers la prédiction s’est souvent avérée (à quel point, c’est une affaire de goût), Russell est pour sa part resté à quai – il en faut toujours un. La faute à une ambition pas vraiment à la mesure de moyens peut-être surestimés (cf. I Heart Huckabees et ses méandres métaphysico-foireux), puis aussi à une réputation de Mr Look-at-me‑I’m‑a-genius ingérable et caractériel – on soupçonne qu’il y ait du David O. Russell dans le Billy Walsh allergique aux « costumes » d’Entourage, bijou de série produit par… Wahlberg. Aussi vite enterré qu’il avait été monté en épingle, Russell était considéré comme plus ou moins perdu pour la cause.
Au creux de la vague, le réalisateur s’est donc vu confier le projet par son copain Marky Mark, autant à la recherche d’une bouée de sauvetage que désireux d’en lancer une à l’auteur des Rois du désert (Fighter est leur troisième collaboration). Soit l’histoire vraie du comeback de Micky Ward, poids-léger soumis à l’influence néfaste de sa famille et contraint d’écarter sa mère puis son demi-frère et entraîneur, l’ancien champion Dicky Eklund, devenu un clownesque camé. Un retour au premier plan autant pour le boxeur que pour le cinéaste, effectué sous le signe de la sobriété pour Russell qui, n’officiant pas à l’écriture, se devait seulement d’honorer ses fonctions dans un projet qui n’était pas le sien, et n’a pas cherché à jouer l’épate. C’est pourtant son apport qui se révèle déterminant, puisque c’est bien le réalisateur qui a réorienté le film et mis l’accent sur sa principale réussite : cette peinture dramaticomique du prolétariat white trash au travers du clan Ward-Eklund, étouffant matriarcat au sein duquel un épouvantable aréopage (« nid » semble le mot juste) de sœurs vient jouer les échos de l’inénarrable matrone. C’est ce milieu, le destin pathétique de Dicky et la façon dont ils enserrent Micky en le tirant involontairement vers le bas qui forment le véritable cœur du film. On évoque souvent l’entourage des boxeurs pour en souligner la nocivité. Si c’est encore le cas ici, la famille de Micky est aussi montrée comme un mal nécessaire : nuisible certes, mais indispensable, au récit comme à Micky, caractère effacé au milieu de ce carnaval, où l’on repère tout de même quelques bonnes âmes et influences bénéfiques. Hormis chez Ben Affleck, on avait rarement vu cet attachant et effrayant milieu ouvrier bostonien, que connaît bien Wahlberg pour avoir lui-même grandi à quelques kilomètres des protagonistes de Fighter, faire l’objet d’une attention si avide.
Gravitent donc autour du discret Mark Wahlberg des acteurs qui lui mangent littéralement sur la tête : Christian Bale d’abord, qui n’a une nouvelle fois pas lésiné sur la sévérité du régime (le spectaculaire est son ordinaire) et rattrape donc ses repas, s’impliquant « à fond » et sacrifiant ses habituelles exigences salariales, puis Melissa Leo, plus vraie que nature en matriarche peroxydée, tous deux engagés dans des transformations qui entrent pile poil dans le périmètre des performances à oscars (ça tombe bien, ils viennent de les recevoir). On pourrait trouver navrant pour lui le fait que Wahlberg se retrouve éclipsé (même sur l’affiche…) par ses partenaires alors qu’il est supposément dans le rôle de sa vie (son Medellin, pour reparler d’Entourage), et que l’excellente Amy Adams en rajoute une couche en venant lui « voler » quelques scènes. Jeu en retenue injustement écrasé par de voyants numéros d’acteurs, performance physique escamotée par celle du feu follet Bale ? Sans doute, mais, outre qu’il a quand même été nommé à l’oscar lui aussi, on pourra y voir la preuve de l’abnégation de Wahlberg, puisqu’il ne semble pas s’offusquer du phénomène, et paraît même, au contraire, l’avoir encouragé : sans doute la preuve que ce joueur d’équipe, qui connaît l’histoire des deux frères depuis tout gosse, est autant voire plus producteur qu’acteur, laissant son réalisateur s’attarder sur l’autre versant de ce film de boxe qu’il désirait pourtant, ce qui témoigne moins d’une faiblesse que d’une autre forme de salutaire modestie. De même la réserve de Micky, combattant inlassable, n’est-elle pas une défaillance – pas plus que le caractère exubérant de Dicky n’est une force.
Étrange juxtaposition de cabotinage et d’effacement « vériste » côté casting, du point de vue formel le film se distingue par une relative et peut-être trompeuse économie de moyens, qui mêle style documentaire et codes du ciné indé, privilégiant caméras portées ou steadicam, du moins dans ses séquences « socio-dramatiques » ; plus inédites que la parabole du champion qui se relève, ces dernières rognent donc (comme sa famille) sur la reconquête de Micky, quand bien même les combats, cadrés par les équipes de HBO (pas des inconnus pour Wahlberg), atteignent une vérité pas si fréquente. S’adjoignant le talent du directeur photo de Morse, Russell étouffe l’esbroufe et développe son élégant réalisme, servi par des interprètes pas toujours subtils mais souvent bluffants. Il touche ainsi dans ses moments les plus réussis à la simplicité émouvante, cruelle ou amusante d’un Rocky, mais se perd un peu lorsqu’il veut mordre sur le terrain pictural de Raging Bull, avec quelques plans de combats repiqués au maestro. Deux « surmoi » qui écrasent par instants le film, lequel respire toutefois en réussissant à renouveler son premier modèle, abdiquant intelligemment la lutte esthétique avec le second, hors concours – par son raffinement comme son propos.
Si ce Fighter n’est peut-être pas le classique qu’on voudrait nous vendre, il signe tout de même le retour en forme d’un réalisateur qui mérite mieux qu’un statut d’ex-espoir.