Sur le papier, l’affaire semble assez simple : après Happiness Therapy et American Bluff, David O. Russell retrouve Jennifer Lawrence, Bradley Cooper et Robert De Niro, dans un film qui joue à nouveau sur une patine rétro aux accents scorsesiens et capitalise sur l’énergie de son actrice, cette fois-ci centre névralgique du film. Les réfractaires à ce cinéma-là, taillé sur mesure pour les Oscars, risquent d’être une nouvelle fois dubitatifs : si l’on peut concéder à Russell un certain ton et une vraie habilité de directeur d’acteurs, sa mise en scène, elle, semble moins sillonner une idée, un mouvement, qu’elle ne se contente d’offrir un écrin à ses vedettes, ou d’aligner des illustrations des enjeux dramaturgiques. Comme, par exemple, cette séquence de cauchemar où Joy se retrouve propulsée dans le soap débilitant que regarde sa mère, avant que le reste de la famille ne l’entraîne de force aux funérailles de ses rêves enfantins. Le songe souligne à gros trait l’aliénation que subit la jeune femme, il reprend et condense la substance des échanges qui précédent. Pourtant, il ne faut pas tout à fait jeter le bébé avec l’eau du bain : si Joy n’échappe pas au récit édifiant de la mère courage qui va surpasser un à un les obstacles qui se dressent devant elle, le film repose toutefois sur un entrelacs de contradictions qui lézarde l’édifice et finit, laborieusement certes, par lui conférer un peu de complexité.
Contradictions
Car Joy est un drôle de personnage, mué par deux désirs contradictoires : d’un côté une pulsion individualiste, qui prend la forme d’un désir de réussite directement héritier du rêve américain (à la fin du film, lorsque l’héroïne s’installe dans un grand manoir, c’est un camion de la société de déménagement « Mayflower » qui transporte les meubles), de l’autre un attachement indéfectible à sa famille, qui pourtant ne cesse de lui mettre des bâtons dans les roues et de la rabaisser dans ses ambitions. Tout l’enjeu pour Joy va être dès lors de concilier ces deux voies, l’indépendance et l’altruisme, l’avenir (avec en ligne de mire le Graal de la self-made woman) et la tradition (la famille). Mais ce qui pourrait donner lieu à une symbiose entre un récit d’une émancipation et celui d’une réconciliation accouche d’un partage raboté mais réel entre bons et mauvais sujets, vivants sous le même toit mais circonscrits chacun à un rang : d’un côté la famille blanche, croupissant inactive dans le manoir, de l’autre l’ex-mari vénézuélien et la meilleure amie latina, intégrés à l’empire fondé par cette jeune femme opiniâtre.
Cette distinction est redoublée par une scène assez curieuse située à la fin du film, rejouant l’une des séquences les plus emblématiques du Parrain : entre deux rendez-vous, Joy accueille dans son bureau un jeune couple de Noirs venus lui présenter une invention ménagère à l’image de celles sur lesquelles elle a bâti sa fortune. Curieuse, car le film se dote alors moins d’une vague conscience politique des inégalités structurant la société américaine (femmes vs hommes – cf. les partenaires financiers de Joy prêts à lui voler ses brevets et à abuser de son inexpérience, Blancs vs minorités) qu’il n’apparaît, encore une fois, comme contradictoire. Le film cherche alors en effet à montrer Joy comme une marraine protectrice, elle qui pourtant cherche moins à mettre à bas un réseau d’inégalités (aucune conviction politique dans ses actions) qu’à obtenir « sa » part du rêve américain. Acquérir son indépendance, c’est devenir à son tour une figure de pouvoir, à la tête d’une entreprise employant notamment de nombreuses femmes hispaniques. Russell effleure alors la possibilité d’une critique discrète mais réellement violente du rêve américain, puisque l’objet de l’émancipation de son héroïne est aussi, au fond, celui de l’aliénation des femmes, que le personnage va de fait reconduire : un balai. Intéressante stratégie d’écriture : en s’appuyant sur sa connaissance des tâches ménagères, Joy s’extirpe de sa condition de femme au foyer en remettant moins en cause l’instrument qu’en le retournant pour parvenir à ses fins. Mais si le récit n’élude pas le fond de noirceur des rapports que nouent les personnages (dont une rivalité féroce entre Joy et sa demi-sœur), aussi bien sur un terrain affectif que symbolique, il ne s’achemine pas du tout vers un critique de l’ambition de son héroïne, qui finit par devenir d’une part milliardaire et de l’autre, fantasme absolu du self-made man, le patron de son employeur. La scène avec le couple confirme plutôt la dimension antinomique du film, qui accompagne à la fois Joy dans sa conquête de pouvoir tout en faisant d’elle une ambassadrice de ceux sur qui il s’exerce. Drôle de personnage, donc, qui incarne une revanche des minorités tout en s’imposant, sur un mode certes idéalisé et positif, comme une figure de puissance qui réorganise les rapports de force plus qu’elle ne les abolit. En cela, Joy est un étonnant feel-good movie capitaliste, qui déconnecte une forme de domination (de genre, de race) de ses ramifications économiques.
Reste une belle idée, qui donne d’ailleurs son titre à cet article : la success-story de Joy est aussi la transformation de la girl next door, la fille sage et attachante, en superstar du téléachat et modèle de réussite. En creux, c’est donc aussi le portrait de son actrice, Jennifer Lawrence, que dresse David O. Russell.