Croyez-le ou non, mais en 1986, le TF1 privatisé de monsieur Bouygues décide, dans le cadre d’un hommage rendu à la Série Noire de Gallimard, de proposer à plusieurs réalisateurs d’adapter pour le petit écran un des romans de la célèbre collection. Et parmi ces réalisateurs figure Jean-Luc Godard, qui décide de s’attacher à un roman de James Hadley Chase intitulé Chantons en chœur, en vue d’une diffusion en première partie de soirée, un samedi soir, autant dire le créneau roi de l’entertainment télévisuel. Si, comme le reconnaît Godard, il ne reste plus grand-chose du roman une fois passé à la moulinette de sa caméra, l’idée du polar reste quant à elle bien présente. D’ailleurs, à l’instar de Jean-Pierre Mocky, qui interprète le rôle du producteur, Godard reste un grand amateur de films policiers. Sa cinéphilie l’a porté vers la série B américaine, le film noir ainsi que vers le cinéma allemand des années 1920, comprenant que sous les enquêtes à résoudre apparaissaient des individus pris dans la toile d’une société à une époque donnée. Au moment de la diffusion du film, alors qu’on lui demande s’il s’était engagé à réaliser un « polar classique », Godard répond : « Je ne sais pas ce que c’est un polar classique. Les grands romans de série noire sont ceux où quelqu’un qui a des ennuis cherche comment s’en sortir dans un certain climat. De ce point de vue-là, c’est complètement respecté. » Certes ! Car dans le film le producteur, interprété donc par Jean-Pierre Mocky, tente désespérément de réunir les fonds nécessaires afin de produire un film réalisé par un cinéaste interprété par Jean-Pierre Léaud, quitte à tremper dans des combines pas nettes…
Les producteurs révolus
Godard apparaît dans le film en interprétant son propre rôle, dans une courte scène en voiture avec Jean-Pierre Mocky. Les deux hommes, l’un à côté de l’autre, discutent, parlent du métier et de comment il a changé. La scène est très belle, naturelle, illustrant ainsi que Godard, monteur, bidouilleur et manipulateur eisensteinien, est toujours capable de capter ce que l’on pourrait considérer comme une tranche de vie, à la façon d’un Renoir ou d’un Pialat. Mais la scène est aussi trompeuse, car on aurait tort de considérer qu’il s’agit d’une conversation entre Godard et Mocky, entre deux cinéastes marginaux tentant de se maintenir à flot dans une nouvelle ère. Non, il s’agit d’une conversation amicale, et anecdotique pourrait-on dire, entre Godard et le personnage du producteur incarné par Jean-Pierre Mocky. Car finalement, c’est le personnage du producteur qui est au centre du film, et auquel l’œil bienveillant de la caméra s’attache le plus. C’est lui qui apparaît le plus humain, le plus terre à terre, le plus tourmenté et emprunt aux doutes, que cela soit d’un point de vue financier ou sentimental, là où le cinéaste interprété par Jean-Pierre Léaud semble vivre dans sa bulle, par ou pour sa création, à l’écoute de voix immatérielles. Dans les productions godardiennes des années 1980, le cinéaste ou le professeur/créateur est d’ailleurs souvent un idiot, au sens dostoïevskien du terme, ou quelqu’un de devenu fou — pour peu que l’on soit capable de tracer une ligne de démarcation entre un esprit rationnel et un fou — dans tous les cas quelqu’un avec qui il apparaît difficile d’avoir une conversation. Ces rôle de savants-fous-cinéastes peuvent d’ailleurs être incarnés par Godard lui même, si l’on pense à Prénom Carmen, à King Lear ou à Soigne ta droite. Du coup, c’est à se demander si les cinéastes sont encore capables de communiquer entre eux ou avec autrui ? Difficile à dire… Et en même temps, deux cinéastes ne forment pas un couple, alors qu’un metteur en scène et un producteur oui : c’est avec ce dernier qu’il faut traiter, s’entendre ou s’écharper en vue d’atteindre un but commun.
À travers la trajectoire du personnage incarné par Jean-Pierre Mocky, le film se révèle être une ode aux grands producteurs défunts, tels Gérard Lebovici (producteur, éditeur, mécène de Guy Debord, assassiné en 1984 dans un parking dans des conditions encore aujourd’hui mystérieuses), et Jean-Pierre Rassam (également producteur, qui se suicide en 1985, et dont Jean-Jacques Schuhl dressera le portrait dans son roman Ingrid Caven). C’est donc la fin d’une ère, celle de ceux que l’on appelait les producteurs aventuriers, race louche et fascinante qui a pourtant œuvré à la production de films singuliers qui n’auraient peut-être jamais vu le jour sans eux. Et bien sûr, le fantôme de Georges de Beauregard, premier producteur de Godard, qui l’a accompagné jusqu’au milieu des années 1970, et qui meurt en 1984. Cela fait beaucoup, beaucoup pour qu’un cinéaste de la génération de Godard n’ait pas l’impression qu’une page se tourne, que les années « Nouvelle Vague » n’apparaissent que comme un lointain souvenir, qu’une nouvelle ère de fric et cynisme s’ouvre au sein de laquelle il va bien falloir trouver sa place et un compère avec qui il sera possible de monter des films.
Le cauchemar des années 1980
Dans la lumière blafarde du jour terne, c’est la misère qui se déploie par queue entière dans la rue : les files de chômeurs traités comme du bétail, venant chercher quelques pièces qui permettront de repousser de quelques heures un inéluctable naufrage social. Dans le Godard années 1980, le brouhaha règne en maître : les gens crient, se coupent la parole, se bousculent ou manquent de se faire écraser par des voitures conduites par des hommes pressés peu soucieux des plus modestes, de ceux qui ne sont « rien », comme on peut l’entendre aujourd’hui. Le monde a changé et après les trente glorieuses bousculées par les mouvements contestataires, apparaît la nouvelle ère néo-libérale, portée par le couple Thatcher/Reagan, et en France la trahison sociale-démocrate qui s’est convertie à l’économie de marché pour répondre aux injonctions de l’Union européenne.
Cette nouvelle ère économique marque aussi la fin d’une certaine idée du cinéma. Après le cinéma, la mort du cinéma, et les acteurs de l’ANPE, qui récitaient à la queue leu-leu un texte de William Faulkner devant l’œil de la caméra de Caroline Champetier, sont dorénavant sommés de s’adapter et de postuler dans le domaine de ce que l’on pourrait appeler les « nouvelles images », dans ce monde qui vient après le cinéma de Godard & Co. Le film ne développe pas plus que ça, mais comme toujours chez Godard il suffit de regarder pour comprendre, de comprendre ce que l’on voit. Les gens qui remplacent la cinéaste Léaud et son producteur sont jeunes, ont des coupes de cheveux dans le vent, enfin dans le vent des années 1980. Mais ces cheveux ne représentent pas la révolte ; ce ne sont pas les cheveux longs des Rolling Stones ou les coupes afros des Black Panthers que Godard avait immortalisés dans One + One en 1968. Ces coupes de cheveux se veulent rebelles en cela qu’elles sont à l’avant-garde du néolibéralisme, qu’elles surmontent les cranes qui produisent ces images de la publicité et du clip, des images qui certes bousculent et renouvellent le régime du visuel, pour peu que l’on feigne d’oublier les liens qui unissent l’esthétique publicitaire et l’imagerie de propagande développée par les systèmes totalitaires tout au long du XXème siècle.
Les acteurs sans emplois doivent donc réciter des slogans, publicitaires d’une certaine façon, même si l’on ne sait pas quelle sera la finalité de ce casting. Mais peu importe, car dans l’apocalypse post-cinéma vu par Godard, on peut imaginer que les dialogues d’un film se doivent de ressembler à des accroches mercantiles, qu’ils doivent être nets, clinquants, en surface pour mieux dissimuler leur profonde vacuité. Les images publicitaires et des clips musicaux, qui se développent à cette époque dans une proportion inédite, et ce jusqu’à vampiriser le cinéma traditionnel, sont lisses en cela qu’elles se concentrent uniquement sur des artifices visant à la pure efficacité. Et ce à la différence du poète, du créateur, qui creuse, s’embourbe pour mieux faire jaillir la lumière, à la recherche d’un insaisissable ouvert. Pour reprendre une distinction faite par le critique Serge Daney, cette nouvelle génération travaille le « visuel » et non « l’image ».
L’image godardienne, par opposition au « visuel », c’est l’image qui s’interroge et déploie un ensemble de signes, parfois jusqu’à saturation, notamment dans le registre sonore. C’est l’image que le cinéaste élabore non pas comme une forme close sur elle-même, mais comme une entité qu’il détache de sa personne pour mieux l’appréhender. La mise en scène de Godard nécessite qu’on la regarde, qu’on aille la chercher. De là à dire qu’elle demande au spectateur un effort ? Peut-être, mais pas vraiment. Le fait de ne pas se sentir face à un tel film pris dans un énième canevas linéaire, à coup de progression narrative portée par des acteurs, crée une forme de plaisir et même de délivrance. Godard compose son image pour celui qui aime à regarder et à entendre ; il utilise le cadre pour disposer des éléments, induit des rapprochements grâce au montage ou à la surimpression, se permet des digressions afin de stimuler la musique des sens, avant de mieux retrouver son fil conducteur. Un cadrage particulier, le gros plan d’un visage, accolés à une citation ou à une partition sonore, entrecoupés d’un écran noir tel une respiration : c’est tout un système narratif unique, une musicalité qu’il convient d’appréhender pour mieux se projeter.
Le refuge de la nuit
Afin de s’extraire du chaos du jour, il reste à trouver refuge dans la pénombre, dans le silence de la nuit, dans l’ombre salutaire au sein de laquelle les hommes peuvent se réfugier afin de mieux renouer ce qu’il reste d’eux-mêmes, ou constater grâce à cette mise en lumière que permet le détachement de l’obscurité que ce qui a volé en éclats ne pourra plus jamais former une unité. Coup sur coup, nous assistons à deux superbes scènes de nuit pleines de mélancolie : d’abord, au sein d’un bar quasi désert dans lequel le cinéaste se réfugie, seul, écoutant les blagues du serveur, et rencontrant une femme, esseulée elle aussi, et qui se révèle être l’épouse du producteur. Puis une scène plus tard dans la même soirée, chez le cinéaste, où il a convoqué pour un bout d’essai une actrice qui a préféré venir accompagnée de sa sœur. Mais en attendant que l’actrice arrive, le cinéaste est seul, face à son bureau sur lequel sont disposés quelques livres, écoutant et réécoutant la même phrase musicale. Posture du créateur, « seul, perdu dans ses pensées », comme aime à se mettre en scène Godard dans ses Histoire(s) du cinéma. La mélancolie de cette posture solitaire, de celui qui se retire du monde, et au jour préfère dorénavant la nuit, l’obscurité dans laquelle le cinéaste peut projeter les images-fantômes de ce qui n’est plus.