Du 23 novembre au 18 décembre dernier, Fabrice Aragno et Jean-Paul Battagia ont présenté un parcours visuel et sonore à la Ménagerie de Verre à partir des cinq derniers films de Jean-Luc Godard. Il sera de nouveau ouvert pour une brève prolongation, du 4 au 8 janvier.
Les dernières images de la filmographie de Godard seront à jamais celles d’une danse venue du Plaisir de Max Ophüls, entraperçue à la toute fin du Livre d’image. Projet conçu avant la mort du cinéaste en octobre dernier, Éloge de l’image prend justement place dans une salle habituellement consacrée à la danse et à la performance scénique. C’est à la Ménagerie de Verre à Paris que les deux concepteurs de ce « parcours visuel et sonore », Fabrice Aragno et Jean-Paul Battagia, proches collaborateurs de Godard depuis vingt ans, ont en effet déplié les cinq derniers films du cinéaste, à savoir Éloge de l’amour, Notre musique, Film socialisme, Adieu au langage et Le Livre d’image. Les films du JLG « dernière période » y apparaissent ainsi disséminés sur les murs et les miroirs des salles de répétition, dans l’entrebâillement des portes et les différentes allées de l’établissement, comme des cendres que l’on aurait dispersées. Initiée dès le printemps 2021 par la fondatrice de la Ménagerie Marie-Thérèse Allier, décédée elle aussi, comme JLG, en 2022, Éloge de l’image ne relève toutefois pas de l’oraison funèbre ou de l’hommage mortifère rendu aux deux figures disparues qui en sont à l’origine. Le parcours vise au contraire à réaffirmer la vitalité d’un legs, aussi écrasant soit-il.
Démonter
Suivant la chronologie des cinq longs-métrages – du moins si l’on s’en tient au plan fourni à l’entrée, qui propose un sens de visite privilégié – le parcours se décompose en autant de parties (« comme les cinq doigts de la main », pour citer Le Livre d’image) qui occupent le rez-de-chaussée ainsi que le premier étage du bâtiment. Tout d’abord, plusieurs séquences d’Éloge de l’amour sont projetées le long d’un couloir du premier étage, où le trajet est supposé commencer. Les deux pièces suivantes (studios Duncan et Wigman) correspondent aux deux parties de Notre musique, avec d’un côté « l’enfer » et, de l’autre, « le purgatoire et paradis ». Des séquences de Film Socialisme sont quant à elles diffusées sur les murs du grand studio Balanchine, mais aussi dans la mezzanine et sur la porte des toilettes, non loin des escaliers avoisinants. Viennent ensuite, au rez-de-chaussée, deux pièces consacrées à Adieu au langage, autour du studio Diaghilev transformé en un petit théâtre mélièsien (on y reviendra). Enfin, pour conclure l’itinéraire, une salle caverneuse, le théâtre Off, accueille les fragments du Livre d’image, projetés sur un ensemble de toiles suspendues au plafond. Si l’agencement est déjà assez complexe au regard de la diversité des dispositifs convoqués (écrans miniatures accrochés sur des rambardes, projections murales, jeux de reflets, toiles translucides, etc.), il l’est encore davantage en cela que chaque projection repose sur un montage génératif, que l’installation de Fabrice Aragno figurant dans le parcours Le Livre d’image aux Amandiers en 2019, Suite(s) Lacustre(s), donnait déjà à voir. Le principe est le suivant : certains plans ou séries de plans issus des cinq derniers films de Godard sont sélectionnés en amont (par Aragno), puis un programme informatique raccorde, de manière semi-aléatoire (avec des typologies d’embranchements pré-calculées), les images entre elles, produisant à chaque boucle un enchaînement inédit, un tout nouveau montage.
Sans jamais voir deux fois la même chose, ni en pouvant vraiment se repérer parmi ces films que l’on croyait (à tort) connaître par cœur, il nous faut donc composer avec des images volatiles, fugaces et ordonnées par un programme. « Cette mise en mouvement en réaction aux images naît de la volonté, du désir, de la nécessité de les enchaîner, de travailler, de repenser la coupe et l’ellipse, de composer un rythme. Le spectateur oublie le cours des choses et invente ses propres récits » : c’est comme si la machine était la toute première spectatrice de l’œuvre de Godard et figurait son propre cheminement à travers les films, avant que la mise en espace de ses propositions d’enchaînements ne nous invite, dans un second temps (celui du parcours), à recomposer nous-mêmes les films de JLG. Transformée en base de données, l’œuvre de ce dernier y est alors joyeusement démolie et fondue pour servir de matériau de construction, selon une dynamique de destruction/recréation que n’aurait pas reniée le plus pirate de tous les cinéastes. La découverte du grand studio Wigman, dans lequel est projetée une partie de Notre musique, apparaît dans cette perspective comme l’un des temps forts du trajet. Entre les arches et les charpentes métalliques soutenant le toit de la Ménagerie, les images s’apparentent aux fondations d’une structure précaire, transformable et démontable, chaque projection murale étant reliée aux autres par les lignes géométriques que dessine l’ossature de la pièce. Alors que la voix de Godard s’interroge sur l’aspiration à l’origine des constructions humaines, le montage est rappelé à ses fondements à la fois cinématographiques et architecturaux, comme l’affirmait en son temps Eisenstein, lorsqu’il considérait l’Acropole d’Athènes comme « le modèle le plus parfait d’un des films les plus anciens », ses bâtisseurs ayant « conçu et disposé les masses architecturales en tenant compte d’un point de vue changeant qui découpe le paysage en tableaux successifs ». Ici c’est le visiteur, devenu monteur, qui est appelé à redécouper une filmographie en lambeaux, sa dimension fragmentaire étant mise en exergue par les spécificités spatiales de l’architecture de la Ménagerie.
Plan du parcours.
Déchirer
Dans l’entretien que Fabrice Aragno nous avait accordé, début 2020, pour un podcast consacré en partie à la 3D d’Adieu au langage, il nous expliquait avoir beaucoup apprécié la salle dite « transformable » du théâtre des Amandiers, utilisée pour projeter les derniers films de Godard dans le cadre du parcours Le Livre d’image. La raison ? On y voyait les échafaudages en métal qui soutenaient l’écran et les gradins, laissant visible la profondeur de l’espace durant la projection, au contraire d’une salle de cinéma traditionnelle, où le noir total et l’absence de vide derrière l’écran a tendance à masquer la spatialité des lieux. « Il n’y a plus la salle de cinéma, mais c’est encore plus du cinéma » affirmait Aragno à propos de la prise en compte de l’espace dans la définition de ce que serait, au fond, le cinéma. Il semblerait qu’Aragno et Battagia aient pleinement investi cette piste pour ce parcours, dans lequel les projections exploitent les ouvertures des portes (dans l’allée d’Éloge de l’amour ou entre les deux parties de Notre musique), les surcadrages dessinés par les fenêtres (dont celles des toilettes à côté de la pièce consacrée à Film socialisme, qui correspondent, à un moment, aux deux yeux d’une figure peinte), les miroirs qui ornent les murs des salles de répétition (dans le studio Duncan, dont le parquet, luisant, démultiplie encore davantage les images) ou encore le relief qu’esquissent les radiateurs, poutres et autres conduits d’aération (notamment dans les deux plus grandes pièces du parcours, les studios Wigman et Balanchine).
Le cœur battant d’Éloge de l’image se trouve ainsi moins dans la sophistication informatique de dispositif procédural que dans sa mise en espace, qui relève parfois d’un laboratoire optique dans la droite lignée d’Adieu au langage. En témoigne l’espace consacré justement au film en 3D de JLG, dans lequel Aragno prolonge avec malice et générosité le geste de celui qui a été son partenaire de jeu pendant vingt ans. Deux draps en maille sont accrochés au plafond du studio Diaghilev que le spectateur peut scruter, sans pouvoir le traverser à pied, via deux lucarnes opposées. Sur chaque drap est projetée une séquence différente d’Adieu au langage, le drap situé à l’arrière restant visible derrière le premier, de sorte que le principe de la 3D stéréoscopique est reconduit avec une superposition de deux images dans la profondeur de la pièce (l’image étant ici, littéralement, en trois dimensions). En regardant par la fenêtre cette illusion qui nous ramène aux prestidigitations mélièsiennes, d’inattendus jeux de surimpressions se mettent en place et révèlent, par intermittence, la structure bicéphale d’Adieu au langage. C’est le cas par exemple de ces deux scènes du film, qui se chevauchent sans se toucher directement, montrant une jeune femme assise à côté d’un écran de télévision. Lorsque les deux séquences sont jouées simultanément, les deux femmes se font face avant que la lumière de la première séquence irradie la seconde… puis s’éteigne pour révéler, dans cette dernière, un visage émergeant de la pénombre (le mari). On a comme le sentiment de retrouver la logique de découplage qui pouvait guider la célèbre disjonction en 3D dans le film d’origine, sauf que ce sont ici d’autres séquences encore qui racontent, par cette double projection dans l’espace, l’histoire d’un déchirement : celui d’un homme et d’une femme, et plus loin celui des images et de leur support.
La mezzanine (Film socialisme) / Le studio Diaghilev (Adieu au langage)
Délivrer
À bien y regarder, ce déchirement cache peut-être toutefois une délivrance. C’est du moins ce que suggère la toute dernière pièce du parcours, consacrée au Livre d’image. Le théâtre Off, espace bétonné et sans fenêtre, complètement replié sur lui-même, accueille en son sein les pages du Livre… avec la projection d’une série d’extraits sur plusieurs rideaux suspendus du sol au plafond, invitant les visiteurs à déambuler au sein d’un petit labyrinthe d’images et de sons. Ce n’est qu’après avoir trouvé son chemin entre les toiles en guise de parois, jusqu’à atteindre les gradins au fond de la pièce, que l’on mesure l’étendue du dispositif : des images se répètent, légèrement décalées et désynchronisées, disparaissent et réapparaissent d’une toile à une autre, passant de l’avant vers l’arrière, de la droite vers la gauche, etc. Les images elles-mêmes prennent part à une chorégraphie godardienne dans laquelle on reconnaît les passages marquants de l’ultime film du cinéaste : des images de train, des extraits de films de Hawks et de Perconte, le lac Léman et la Baie de San Francisco dans Vertigo, des reportages de guerre et des vidéos de propagande de Daech, Le Plaisir d’Ophüls et des tableaux de maître… À un instant précis – sans doute l’une de ces épiphanies génératives qui n’arrivent qu’une fois –, l’un des intertitres du film est apparu devant moi, alors que je me tenais seul dans la salle : « Délivrance ». Toutes les projections se sont alors interrompues, plongeant le théâtre dans le noir. Elle se sont ensuite lentement rallumées, une par une, d’abord dans le fond de la pièce, puis en s’avançant progressivement et de plus en plus rapidement vers les gradins, jusqu’à s’approcher de moi comme pour me toucher, me traverser et m’inviter à prendre part à leur ronde.
C’est peut-être ici que se dévoile pleinement l’horizon d’Éloge de l’image : si Godard est mort, son œuvre restera vivante tant que nous continuerons à danser dans ses plis.
À délivrer le livre.