Pour la parution de son nouvel ouvrage consacré à Jean-Luc Godard, nous nous sommes entretenus avec Nicole Brenez, chercheuse, enseignante et programmatrice, qui synthétise ici plusieurs années de travail et livre une série d’analyses foisonnantes sur des pans méconnus de son œuvre.
Depuis la thèse que vous avez soutenue en 1989 sur Le Mépris, vous n’avez cessé d’étudier et d’accompagner l’œuvre de Jean-Luc Godard, jusqu’à travailler avec lui pour Le Livre d’image. Avant d’arriver dans sa petite salle de montage de Rolle, que vous considérez comme « l’ombilic de la création » (p. 172), comment s’est opérée votre rencontre avec son cinéma ?
Le travail de Jean-Luc Godard a toujours été là, il faisait partie de mon environnement : adolescente, j’ai d’abord lu ses films dans L’Avant-Scène Cinéma, qui en publiait les découpages ; ces publications me donnaient rendez-vous avec les films eux-mêmes, dont à l’époque (les années 1970), il fallait attendre parfois longtemps la projection en salle. Le tout premier film que je me suis aventurée à aller voir seule fut Pierrot le Fou, inoubliable déflagration de beauté et d’énergie. J’ai été d’autant plus émue lorsque, bien plus tard, Chantal Akerman m’a décrit l’effet décisif que ce film avait eu sur elle. Parallèlement, je lisais les articles et entretiens passés et présents de Jean-Luc Godard dans les Cahiers du cinéma, auxquels mes parents étaient abonnés. Une grande expérience cinéphile fut, en avril et mai 1980, de rester éveillée tard le soir pour découvrir en direct les épisodes de France Tour Détour Deux Enfants. J’allais ensuite me coucher emplie de bonheur : enfin la télévision nous montrait quelque chose d’inouï, soudain s’ouvrait devant nous un espace-temps qui ne ressemblait à rien d’autre, un vrai moment de pensée, qui n’obéissait à aucune consigne d’accessibilité en vigueur, qui reprenait les présupposés et les mots un par un. L’ensemble du cinéma me passionnait, à l’époque j’allais tout voir, jusqu’à quatre films par jour dans les salles du Quartier Latin ; mais c’est par l’œuvre de Jean-Luc Godard, par sa puissance spéculative, sa prodigalité, ses mystères, que le cinéma s’est imposé dans ma vie.
Dans le cadre de votre série intitulée Écrits politiques sur le cinéma et autres arts filmiques, Jean-Luc Godard nous parvient après Manifestations, votre précédent livre, et avant un troisième ouvrage à venir sur le cinéma expérimental. On pourrait dire que le cinéma de JLG fait le lien entre « cinéma de recherches plastiques et cinéma d’intervention politique », tel que vous avez pu le formuler à propos des films de Klonaris et Thomadaki. Les expérimentations plastiques sur l’image peuvent cependant aujourd’hui avoir mauvaise presse : on leur oppose parfois un cinéma d’ordre représentatif, qui aurait une efficacité politique plus explicite (dans une perspective plus réformiste que révolutionnaire). À l’échelle de ce débat, dans quelle mesure le travail de Godard permettrait-il de dépasser ce faux dilemme entre cinéma plastique et cinéma politique ?
Pour de nombreuses raisons, le travail de Godard refuse de séparer recherches plastiques et enjeux politiques. Entre autres, parce qu’il puise une partie de ses sources chez Friedrich Schiller et dans le Romantisme allemand, selon lesquels la liberté des formes esthétiques offre un modèle pour penser la liberté politique ; parce qu’il a pris pour repère les artistes de 1917, qui révolutionnaient simultanément la société, la vie et l’art ; parce qu’il a fait partie d’une génération qui a remis en cause le fonctionnement du Discours, du Logos. Il y aurait une recherche de fond à engager sur les différentes conceptions du Langage, ou pour le dire dans un terme qui ne serait pas le sien, du Symbolique, traversées par Jean-Luc Godard. Je m‘y suis un peu essayée dans le chapitre sur l’iconoclasme (« Le film ‘abymé’ : Godard et les philosophies byzantines de l’image »), mais le texte date de 1993 et les années 2010 – 2020 furent sans doute les plus intenses à cet égard. L’essentiel reste à faire.
Après avoir évoqué Godard comme un « contrepoison » à la « fabrique industrielle de l’opinion » et à « l’imagerie collective » (p .22), vous appliquez à sa filmographie une idée introduite aux côtés Bidhan Jacobs en 2010, dans Le Cinéma critique : celle de l’objection visuelle, soit les « initiatives critiques développées au moyen des images et des sons ». Vous avancez simultanément que « la solution, c’est arrêter de faire des films pour l’impérialisme » (p. 90). Ce « pour » recouvre-t-il l’industrie culturelle à laquelle participent les salles de cinéma ? Considérez-vous qu’on ne saurait développer ces initiatives critiques depuis l’intérieur du système, avec par exemple des films qui n’ont pas vocation à faire tomber les murs de la salle ?
« La solution, c’est arrêter de faire des films pour l’impérialisme » est une formule de Jean-Luc Godard lui-même, au cours de son entretien programmatique et tumultueux avec Jean-Paul Török en 1969, si provocant qu’il n’a jamais été monté ni a fortiori diffusé. C’était l’époque d’une refondation générale, emblématisée par les États Généraux du Cinéma, où une génération entière, que ce soit au Japon, en RFA, en Bolivie, aux États-Unis, etc., a tenté de faire autrement du cinéma pour participer à faire advenir un monde plus juste. Les cinéastes engagés s’inscrivaient dans la logique du Tiers Cinéma théorisée par Fernando Solanas et Octavio Getino, ce cinéma de guérilla opposé au cinéma industriel (le Premier) et au cinéma d’Auteur (le Deuxième). Jean-Luc Godard, l’emblème de ce « Deuxième Cinéma », en un geste aussi cohérent que courageux, a pris le maquis et rejoint les rangs du Tiers Cinéma. La même année, en octobre 1969, il s’entretient avec Fernando Solanas lui-même et développe sa conception d’un cinéma révolutionnaire en lutte contre l’impérialisme, l’industrie des images, l’idéologie. Un cinéma qui doit donc être réalisé avec d’autres gestes, dans d’autres circuits et par d’autres énonciateurs qui ne soient pas des cinéastes professionnels. Il n’a pas cessé, depuis, d’inventer et illustrer ce « contre-cinéma » sous différentes formes et logistiques, dont la dernière fut l’autonomie complète à Rolle. Parmi les ressources tactiques de la guérilla, il y a la subversion, et le statut acquis en tant qu’emblème du cinéma d’Auteur a permis à Jean-Luc Godard d’injecter dans le système (je reprends votre terme, qui est aussi celui de Theodor Adorno et Max Horkheimer pour leur analyse de l’industrie culturelle) nombre de gestes critiques, que ce soit au registre des films ou de ses interventions publiques, qui font intégralement partie du travail. Entre cent exemples, le dialogue de 1982 avec Philippe Labro, son ancien acteur et alors présentateur du journal télévisé, lorsqu’à propos de la guerre des Malouines, Godard fait avouer au journaliste que celui-ci ne sait rien de ce dont il parle, reste à cet égard exemplaire – qui d’autre aurait pu réussir à extraire du dispositif un petit éclat de vérité ? Pour ma part, j’y pense chaque fois que je tombe sur un journal télévisé. C’est comme un filigrane prophylactique. Donc, oui, bien sûr, on peut œuvrer de façon très efficace depuis l’intérieur du système — et au-delà des initiatives de Godard, j’admire beaucoup certains cinéastes qui comme lui ont su détourner la machine, Jean-Pierre Lajournade par exemple, ce qui est tout aussi difficile que de créer en dehors d’elle.
Quant à la salle en tant que telle, dont le devenir est si préoccupant, il faut rappeler que Jean-Luc Godard est resté solidaire et amoureux des lieux de cinéma indépendants, sur un éventail qui allait du Cluny-Palace (mentionné dans son sublime Hommage à Éric Rohmer en 2010) jusqu’à la salle occupée (sa carte blanche acceptée en soutien de la Clef Revival) et au squat (celui auquel il a offert la première projection du Livre d’image). Autrement dit, pour combattre le système, toutes les solutions sont bonnes, aucune n’est de trop, et le travail de Jean-Luc Godard fut justement d’enrichir l’éventail des solutions, de renforcer l’arsenal. On verra dans Film annonce du film “Drôles de Guerre”, à la faveur d’un jeu de mots, à quel point il est resté fidèle à l’esprit de ces années révolutionnaires.
J’aimerais maintenant parler plus spécifiquement de la forme que prennent vos recherches, qui tendent à croiser références fondamentales (Aristote, Kant, Althusser, Benjamin, Brecht) et corpus méconnus voire inédits (par exemple Le Rôle du cinéma dans la culture humaine d’Epstein, ici dans une note de bas de page, mais aussi bon nombre de cinéastes injustement ignorés). Toute entreprise analytique relève-t-elle aussi, selon vous, d’une forme de programmation, et plus loin de montage entre différentes pièces – films, textes, tableaux, poèmes, discours, etc. – qu’il s’agit de relier ?
Le travail le plus décisif concerne les corpus, qui en permanence demandent à être réouverts, élargis, reconfigurés. En tant que critique, vous le savez aussi bien que moi, sans cesse jaillissent des films magnifiques dans le présent ou depuis le passé, des films le plus souvent sans écran, sans site, sans visibilité et qu’il faut d’autant plus soutenir. L’écriture offre un abri précaire contre l’oubli et la méconnaissance. En cinéma, on s’en est aperçu très vite, parfois il ne reste plus d’un film des premiers temps que sa mention dans un catalogue. Ce qui permet, au moins, de partir à sa recherche. Donc, en premier lieu, il faut ébaucher une analyse historique, qui exige de déborder de toutes parts les corpus nés du commerce. Ensuite, tout est permis : le travail comparatif, efficace et lumineux pour dresser des paysages d’images, qui se trouve au principe même des Histoire(s) du cinéma ; mais aussi, et c’est finalement plus rare, l’approfondissement monographique, lorsque l’on passe des mois, voire des années, à approfondir un seul film, une seule séquence, un seul plan. La Letter to Jane, étude par Godard et Gorin d’une photographie de presse de Jane Fonda au Vietnam, fournit un paradigme d’approfondissement. Jean-Luc était d’ailleurs très content d’apprendre qu’à la Cinémathèque française, j’avais montré en diptyque sa Letter to Jane et le film de Jane Fonda et Haskell Wexler, Introduction to the Enemy. Montrer ces deux films ensemble, c’est aussi constater à quel point les images sont capables de s’analyser mutuellement.
Comme en a fait l’expérience tout praticien de cet étrange artisanat qu’est l’analyse de film, aussi limité que soit l’élément visuel ou sonore observé, il reste inépuisable. J’ai passé dix ans de séminaire à étudier Meurtre d’un Bookmaker chinois de John Cassavetes : non seulement, même en y passant un an chaque fois, je ne suis jamais arrivée jusqu’à la fin du film, mais chaque année j’arrivais moins loin dans son déroulement… C’est l’un des bonheurs que procure l’étude du cinéma : un film est toujours infiniment plus riche qu’on ne le perçoit a priori. Ce serait l’un des (nombreux) sens d’une formule lapidaire de Godard qui m’a beaucoup marquée : « on n’a pas vu les films. »
La structure du livre, comme la plupart de vos écrits, est ouvertement hétérogène : un fragment peut succéder à un développement prolixe, les bribes d’un film oublié à une courte analyse sur un film resté célèbre, des extraits d’emails à des notes, jusqu’à une seule image en guise d’épilogue. Vous prolongez à mon sens, par l’écriture, ce que vous développez au sujet des « dynamiques de l’esquisse » chez Godard, à partir notamment de Reportage amateur (maquette expo) (p. 147 – 161). Sur quoi reposent ces dynamiques de l’esquisse et est-ce ainsi que vous avez conçu votre ouvrage, qui retrace plusieurs années de travail sans en atténuer les sinuosités et les pas de côté ?
La pratique de l’Ekphrasis me passionne. Décrire une image avec des mots, inventer des formes d’écriture analytique, comme s’y sont employés Diderot, Schlegel, Proust et tant d’autres, comme l’ont pratiqué pour le cinéma Jean Epstein, Gérard Courant ou Marylène Negro, c’est à la fois une activité humaine résolument mineure, qui peut même sembler complètement accessoire voire superflue, et un champ plein d’enjeux fondamentaux quant au descriptible, au compréhensible, au pensable, à l’historicisation possible des modes perceptifs et à l’évolution des corpus. Que regarde-t-on, que voit-on, que scotomise-t-on, avec quelles méthodes, quels mots, à partir de quels présupposés, quels protocoles, et ce, non tant sur un mode individualiste subjectif, que sur un registre collectif ? Dès que c’est possible, je tente d’échapper aux modèles dissertatoires et compositionnels auxquels l’école nous a formés. Mais elle nous forme aussi à les surmonter. L’exemple littéraire et filmique de Jean-Luc Godard est à cet égard indispensable : à chaque film il réinvente une structure ; et ses initiatives en matière d’écriture critique ont une puissance de libération peu commune comme par exemple, en 1966, pour rendre compte du chef‑d’œuvre de Robert Bresson, l’entretien avec l’âne Balthazar qui répond en échantillonnant du Merleau-Ponty. Découvrir, adolescente, ces pages démentes dans les Cahiers du cinéma (aujourd’hui encore, il faut les chercher car elles n’ont pas été reprises dans les anthologies des articles de JLG), cela délivre une fois pour toutes des cadrages professionnels et des conventions rhétoriques.
Grâce à Reportage amateur (maquette expo), j’essaie de rappeler quelques-unes des fonctions poétiques et critiques de l’esquisse, dont la valorisation est ancienne et multiple. Dans le cas de Jean-Luc Godard, elle naît sans doute du faisceau croisé des influences de Mallarmé, Valéry, Sartre. L’esquisse, c’est le moment le plus expérimental, ouvert, fragile, décisif. Le moment où une forme nouvelle peut émerger. Un état de créativité encore non discipliné. En principe, l’esquisse relève d’un statut que l’industrie du cinéma, qui livre des produits finis, n’autorise pas, contrairement aux autres arts. On doit à d’immenses artistes d’avoir su l’imposer : Godard bien sûr, dont c’est l’une des veines les plus pérennes, mais aussi Pier Paolo Pasolini, Marcel Hanoun, Raymonde Carasco…
L’un des apports majeurs de l’ouvrage tient à sa collection de mails – foudroyants, drôles ou énigmatiques – que vous a envoyés Godard. Vous notez, à juste titre, que « chaque message électronique de Jean-Luc Godard offre un petit opus fondé sur le plaisir d’inventer simultanément des liens entre titre et corps du texte » (p. 184). Ne verrait-on pas là une forme supplémentaire de montage qui, comme vous rappelez plus tôt dans le livre, « constitue le chantier le plus inventif et approfondi de Jean-Luc Godard » (p. 95) ?
Chaque message de Jean-Luc Godard offre plusieurs montages : entre le titre et le corps du message, entre les significations de chaque mot, entre les mots et les images, entre la situation concrète et sa symbolisation (je pense en particulier à son magnifique signe de soutien à l’Ukraine : une touche de jaune et une touche de bleu sur une gravure de Goya). Par cette initiative, je souhaitais avant tout appeler à l’ouverture d’un chantier qui suppose une vie de recherche, voire plusieurs : la collecte systématique des correspondances de Jean-Luc Godard. Le peu que j’en connais à ce jour (les 265 messages qu’il m’a envoyés et le corpus à ce jour public, par exemple les lettres dans son numéro 300 des Cahiers du cinéma, celles à Henri Langlois retrouvées par Laurent Mannoni, etc.) révèle pourtant à quel point cette activité non seulement fait partie intégrante de l’œuvre, mais en constitue un pôle d’inventivité exceptionnelle. Il faudrait retrouver le plus de correspondances possible, papiers, fax, emails, et les publier comme la Pléiade a publié les correspondances de Voltaire ou de Flaubert, sauf qu’il faut prévoir de reproduire aussi les schémas, les dessins, les images… Un chantier considérable, intercontinental et qui couvrirait huit décennies.
Un mot enfin sur Film annonce du film “Drôles de Guerre”, inédit de Jean-Luc Godard qui dure une vingtaine de minutes, « allie au principe du carnet celui de la planche d’exposition associant multiples images et collages » (p. 280) et « offre à la fois un accomplissement et de nouvelles radicalisations formelles » (p. 279). Pouvez-vous nous dire quelques mots sur cette œuvre ultime, dont le « sublime minimalisme » parachève, selon vous, « le travail d’une vie » ?
Dans Film annonce du film “Drôles de Guerre”, Jean-Luc Godard trouve de nouvelles équivalences entre la page et le plan, entre le projet et l’achèvement, entre la reprise et la novation. Mais je peux surtout vous dire que ce ne sera pas l’ultime film. Avant de partir, Jean-Luc en a prévu, dirigé, supervisé plusieurs autres. Fabrice Aragno et Jean-Paul Battaggia sont à pied d’œuvre pour les terminer matériellement. Et je crois que l’on retrouvera aussi beaucoup de trésors filmiques aux statuts les plus divers.