Dans une scène à mi-chemin de Halte, l’un des personnages s’assied longuement devant un gramophone d’où s’échappe une musique aux distorsions électriques chaotiques puis devant un tableau dont on ne perçoit pas les couleurs, mises à part des nuances de gris. Une psychologue l’interroge sur ses impressions. Quelle est donc la couleur principale du tableau ? Le personnage répond : rouge. Les lignes dominantes ? Il en décrit les angles. Par où la musique l’a‑t-elle saisie ? Par les « viscères ». Sans offrir à proprement parler de mode d’emploi à l’usage du spectateur, la séquence ne va pas sans évoquer le rapport singulier entretenu par celui-ci avec un (très) long-métrage dont la durée (4h48) autant que le titre et le caractère d’œuvre au noir invitent à s’installer, à se couler dans un état proche de la stase pour se rendre disponible à son abstraction, voire à ses courants souterrains. Cette durée imposante est d’autant plus déroutante qu’elle ne tient pas tant à la prise en charge d’un récit de grande ampleur, d’une fresque, qu’à une structure éclatée, lâche, faite d’éléments hétérogènes. Hétérogénéité des genres, d’abord. Ménageant des ruptures de rythme et de ton, le film oscille entre la fiction d’anticipation dystopique annoncée en ouverture, le récit minutieux d’un soulèvement populaire contre un régime totalitaire, et la farce grotesque (cf. le personnage du tyran paranoïaque, à la sexualité troublée – ses cactus omniprésents sont choyés comme autant de substituts phalliques). À tout moment, il est susceptible de glisser vers la violence la plus abjecte, comme l’illustre la scène de bar dans laquelle les reflets des stroboscopes sur la silhouette des clients laissent bientôt place aux points rouges de viseurs qui vont les abattre brutalement. Le tableau est d’autant plus composite que ce futur apocalyptique convoque aussi bien la mémoire d’un passé douloureux (l’histoire des Philippines et notamment la présidence de Ferdinand Marcos, mais aussi l’URSS, le nazisme…) que les obsessions contemporaines (le « dérèglement » environnemental, les dirigeants populistes façon Trump, dont on peut lire distinctement le nom sur la tranche d’un ouvrage dans une bibliothèque, le culte de la « post-vérité »…), dans une temporalité suspendue et indéterminée. Hétérogène enfin en cela que l’on suit une poignée de personnages épars qui ne sont reliés entre eux que peu à peu, à la faveur d’un mouvement de contraction final.
Entre noir et blanc
C’est qu’il s’agit avant tout pour Lav Diaz de creuser le récit en digne formaliste, concevant les plans avec une grande sophistication, par effeuillage et jeu sur les nuances de noir et de blanc. Ainsi, dans la première partie du film, l’horizon de chaque personnage vient s’inscrire dans une perspective chromatique, si ténue soit-elle. Les dissidents du régime sont d’autant plus voués à évoluer dans l’obscurité qu’ils doivent sans cesse veiller à se tenir hors du regard des drones (et donc du pouvoir), matérialisé par un rayon lumineux qui balaye les différentes zones. Apprendre à « s’effacer », c’est aussi ce que l’on indique, au début du film, à une jeune femme toute de blanc vêtue que l’on s’apprête à livrer à la prostitution : se fondre dans l’environnement, c’est-à-dire aussi se plier aux désirs des clients. Lorsqu’elle se présente devant l’un deux, au plan suivant, elle émerge du seuil ténébreux d’une porte, d’où l’on discerne à peine sa silhouette recouverte d’une robe noir. Prenant la forme d’une sorte de passion, la scène qui s’ensuit pose le cadre du récit : un homme lui donne des ordres, la violente, la suspend nue à un croc, arrose sa tête d’alcool, la fouette ; elle gît, les bras en croix, des plaies béantes obscurcissant la peau blanche de son dos. Plus tard, on croise une autre femme qui erre également dans la nuit. Elle vient à la rencontre d’une psychiatre étrangère, censée l’aider à recouvrer la mémoire (elle est en cela, explicitement, l’incarnation d’un pays oublieux de son passé qui doit faire un travail sur lui-même), c’est-à-dire, selon les propres mots de celle-ci, à faire remonter sa part « obscure », enfouie, à la surface. La construction du plan est du reste éloquente : les deux femmes se font face tandis qu’à l’arrière-plan, un masque noir aux orbites creusées est placé entre deux pans de mur ; tout près, on trouve une table basse dont le pied, strié de barreaux, laisse apparaître un petit pantin qui semble fait prisonnier. Quant à Hook Torollo, l’« aigle solitaire » qui prend peu à peu la tête d’une rébellion populaire, il est atteint d’une maladie oculaire : il sait qu’il peut perdre la vue d’un instant à l’autre et se trouver plongé dans les ténèbres. Il est par ailleurs l’ex-membre d’un groupe de metal, les « Blind Bougainvilliers », dont le nom fait s’entrechoquer l’éclat flamboyant de la fleur et la cécité. L’allusion à l’aliénation des masses est très nette mais on le voit, plutôt qu’une opposition binaire qui se superposerait aux rapports de domination, c’est une forme de tiraillement qui se joue entre le blanc et le noir : on peut songer à ces figurines blanches, éléments de décor de l’appartement du tyran, qui sont constamment redoublées par leur ombre noire sur le mur. À cela s’ajoute enfin un dernier niveau beaucoup plus littéral : celui, dans un monde de la nuit arrosé sans discontinuer par des pluies diluviennes, de l’espoir, qui pour la petite paroisse de Santa Rosa où se rassemblent de pauvres hères affamés, coïncide avec la lumière divine.
La psychologie du fascisme
Ce tiraillement entre ombre et lumière évoque aussi toute la tension qui existe entre l’aliénation des masses et la possibilité d’un soulèvement. Lav Diaz opte pour un traitement viral de la question, dans la mesure où la menace qui se trame à l’arrière-plan du récit est doublement de cet ordre : menace d’une épidémie, la « Tueuse Sombre », puis d’un projet d’extermination des populations rebelles par un gaz, qui répond au sinistre nom de « Pluie Noire ». Il est une scène, déjà évoquée, où est abordée plus explicitement la « psychologie du fascisme » : la psychiatre sert à sa cliente un verre de vin (elle voulait du vin « blanc et sec », elle devra se contenter de vin rouge), tandis que celle-ci évoque les événements morbides dont elle a été témoin plus tôt, et avoue avoir goûté du sang frais, un breuvage grâce auquel elle s’est sentie fortifiée. Cette image de la vertu régénératrice du liquide biologique (présentée alors comme la croyance au fondement de l’idéologie fasciste), doublée de la dévoration des corps, est au cœur du dispositif du film, qui, à son meilleur, capte la circulation entre les personnages d’un flux aussi bien mortifère que vitaliste. Qu’on songe à la découpe d’un plan présentant les femmes qui composent la garde rapprochée du tyran : au premier plan l’une d’elle lit un livre, allongée sur un canapé ; au second plan une autre déguste goulûment un verre de vin rouge ; au troisième une femme manifestement en pleine crise d’épilepsie fait le geste de s’arracher la tête (notons que dans la scène suivante, la crise se prolonge en ébat charnel auquel toutes trois ont part). On pourrait aussi relier ce motif associant le vin au sang à l’Eucharistie, le film multipliant discrètement les allusions religieuses, tandis que la perspective de l’Apocalypse est bien présente. Ultimement le sang coulera, celui du tyran, ramené de la plus grotesque des manières à sa condition humaine. Reste que si Halte n’est pas dénué de fulgurances plastiques, et son découpage de rigueur, on peine à ne pas trouver un double trop évident du cinéaste dans le personnage un peu inoffensif d’un artiste punk et dandy qui, le temps d’une nuit, rend hommage aux marginaux, aux drogués, et déclare « emmerder les nazis ».