Présenté à Berlin en 2018, La Saison du Diable avait été reçu assez fraîchement dans nos colonnes. S’il souffre peut-être de sa longueur — non pas d’un point de vue subjectif (la durée effective), mais par sa manière de diluer les enjeux dramatiques dans une narration poreuse — le dernier film de Lav Diaz est toutefois habité d’un véritable projet militant qui mérite que l’on s’y attarde, fut-il pensé et exécuté parfois naïvement.
Enfance du traumatisme
Partant d’un constat alarmiste — une perpétuation des pouvoirs fascistes et autoritaires au présent — observé par les décisions politiques de la figure controversée et instable de Rodrigo Duterte (l’actuel président philippin), le cinéaste a décidé de réinvestir un espace dictatorial passé au moyen d’une reconstitution fantaisiste (une fable chantée, telle une comédie-musicale). L’idée est intéressante, puisque s’appuyant sur un genre et une forme narrative a priori enfantine pour revenir précisément sur un événement traumatique qui hante encore l’histoire contemporaine du pays — et qui a hanté la jeunesse de son auteur (né en 1958). Le choix du chant comme substitut aux dialogues, obligeant les acteurs à entrer dans des registres de jeu plus théâtraux, permet à Lav Diaz d’atténuer la douleur et l’horreur du conflit, et surtout de ne pas s’enfermer dans un trop grand pathos. Si certaines séquences sont éprouvantes — la séquence du viol « chanté », même si elle est cohérente par rapport à l’ensemble du projet esthétique –, la dramatisation est asséchée par le cadrage rigide et le ton monotone des comptines. Loin d’être une faiblesse, cette monotonie — à l’image du « la la la » souvent répété par les personnages — s’apparente à une ritournelle figurant efficacement le bourrage de crâne (ou la futilité) des discours autoritaires.
Une histoire pour enfants
Le projet s’avère finalement très ambitieux : adresser, dans une narration réduite à sa plus sommaire expression — des longs plans fixes dans lesquels les comédiens se déploient et chantent l’action — les rouages complexes d’un soulèvement politique et idéologique. Le plan machiavélique imaginé par les deux leaders militaires, lors de la première scène, est un ensemble d’actes symboliques et allégoriques : d’abord, maintenir la terreur par des meurtres isolés imputés à la sorcière (une femme vivant en ermite, dont le mari et l’enfant ont été assassinés) et associer sa présence à un cri de hibou — de fait que chaque fois qu’un hibou hulule, la population du village où se déroule l’action se fige de peur ; maintenir les croyances folkloriques, et écarter la science (par l’intimidation sur Lorena, le médecin venu s’installer au village) ; enfin, annihiler toute figure contestataire (Hugo Haniway, le mari de Lorena, ainsi que le vieux sage du village) et instaurer un culte de la personnalité sur le Professeur Narciso, le chef du groupe militaire, présenté comme le seul rempart à ces malheurs mystiques. Rien ne mettra à mal ce plan implacable, pas même Hugo, le héros romanesque du film, poète, aventurier et militant, venu rechercher son épouse.
Le diable hors de sa boîte
Tout semble ainsi converger vers l’inéluctabilité du drame, et Lav Diaz insiste sur la théâtralité de la scénographie (ainsi que sur celle du récit). La perspective contrariée de son dispositif visuel — des plans obliques –, attirant le regard vers l’arrière-plan, semble être le motif central du film : celui d’un mal profondément enraciné dans le cœur de l’espace (et de l’image). Deux plans en témoignent, celui de la présentation d’Hugo, où Lav Diaz rompt un peu la rigidité de son cadrage en instaurant de légers travellings. Tandis que le personnage, sur scène, récite un poème, le caméra s’approche doucement de lui, révélant tardivement le véritable centre de gravité de la séquence — des petits diables masqués et tapis dans le fond de la salle, figurant la menace imminente et inhérente. La seconde séquence, bien moins subtile dans son exécution, mais similaire dans son intention de ramener la monstruosité sous-jacente au premier plan de l’image, est celle où apparaît pour la première fois le professeur Narciso. Entrant par la porte arrière, il hurle dans une langue incompréhensible sur ses soldats, puis s’approche juste en face de la caméra avant de dévoiler, non sans exhibitionnisme factice, le second visage greffé à l’arrière de son crâne. C’est littéralement le fond de la pensée du dictateur que met ici en scène Diaz : caché dans l’ombre et invisible pendant la première partie du film, il révèle sa face autoritaire au grand jour, tout en dévoilant sa monstrueuse face cachée (tel un Janus).
La Saison du Diable constitue finalement avant tout une curiosité théorique, à défaut d’être transcendante, la faute à quelques maladresses de ton et à une narration paradoxalement très elliptique, malgré sa longue durée — les tableaux s’enchaînent sans rigueur temporelle, la « saison » désignée par le film étant en réalité une période étendue sur plusieurs années. Quatre heures ne suffisaient donc pas : pour ce retour aux sources d’un traumatisme national, il faudrait une vie, mais l’issue pessimiste de l’œuvre semblait de toute façon indiquer l’inefficacité du manifeste. C’est ce frustrant, mais lucide, constat d’échec (narratif et politique) qui fait la faiblesse et la force du film.