En 2016, Lav Diaz remportait le Lion d’Or du Festival de Venise avec La Femme qui est partie, récit — en près de quatre heures — d’un chemin de croix tortueux. Comme dans le précédent film du réalisateur qui avait bénéficié en France d’une exploitation en salles — Norte : la fin de l’histoire –, La Femme qui est partie ne manquait pas de longueurs, de plans inutilement étirés qui frôlaient une forme de complaisance auteurisante, mais Lav Diaz parvenait presque toujours à rebondir pour recomposer en termes cinématographiques le parcours singulier de son héroïne. Il faut croire que les récompenses ont conforté le cinéaste philippin dans sa tendance poseuse : Season of the Devil — tourné comme le film précédent en noir et blanc –, dont les vingt premières minutes sont plutôt prometteuses, s’enlise très rapidement dans des postures de mise en scène figées qui, à l’arrivée, le rapprochent plus de l’installation vidéo que du film de cinéma.
Fausse piste
Comme dans les deux films susmentionnés, Lav Diaz suit dans Season of the Devil le parcours d’une poignée de personnages dont l’importance au sein du récit est variable. Si l’on devait y désigner un « héros », néanmoins, il s’agirait du poète « engagé » Hugo Haniway (Piolo Pascual) qui va, comme on pourrait s’y attendre, suivre un véritable chemin sacrificiel. Nous sommes au seuil des années 80 et la femme de Haniway, Lorena (Shaina Magdayao), médecin, décide vers le début du film de s’enfoncer un peu plus loin dans la jungle pour y installer une clinique rudimentaire, afin d’offrir ses services aux habitants des villages oppressés par une junte militaire qui soutient le dictateur Marcos.
Le tout début du film intrigue par ses ruptures de ton surprenantes, où l’on bascule d’un décor à un autre, des zones rurales paupérisées au cœur de la vie culturelle. L’entrée en scène d’Hugo Haniway est ainsi ménagée de façon assez fine, dans un mélange étonnant de réalisme et d’abstraction. Une jeune femme finit de chanter face à une assemblée émue. Soudain, un jeune homme s’avance, prend sa place et se met à déclamer un poème tandis que certains personnages qui forment son public se nouent un foulard noir au niveau des yeux. On distingue aussi quelques masques grimaçants. Avec cette mascarade qui rappelle, en dimension réduite, la drôle de succession de visages bandés ou masqués aperçus dans la scène de l’orgie d’Eyes Wide Shut, Lav Diaz semble ouvrir une piste fantastique ou du moins onirique qu’il ne va malheureusement pas décider de suivre.
Le couple et le cosmos
Les scènes qui suivent, où l’on partage quelques minutes d’une intimité conjugale lourde d’inquiétude, séduisent aussi par leur calme trompeur et leur épure sans complaisance. On pourrait presque se croire au début d’un film de John Ford, lorsqu’on est projeté dans la routine du couple, quelques minutes avant l’incident qui va la bouleverser. Une table de cuisine, une machine à écrire sur laquelle on tape à regret une lettre d’adieux, une porte qui ouvre sur une petite cour au fond de laquelle sont empilés des poulaillers : voilà les quelques espaces et objets auxquels se restreint, pour le moment, l’univers de Hugo et Lorena Haniway.
Un plan nous montre ensuite un buffle attelé à une charrette où les porteurs ont entassé les quelques affaires que Lorena Haniway emporte avec elle dans sa clinique fraîchement construite en pleine jungle. On a l’impression d’être au début de Frontière chinoise, lorsque le médecin incarné par Anne Baxter fait son entrée fracassante au sein de la mission pour jeunes filles. Mais à partir de ce moment, au lieu de s’ouvrir à une dimension supérieure et de faire réellement dialoguer la cellule du couple avec le tumulte politique qui gronde de toutes parts, Lav Diaz choisit de faire prendre à son film un virage résolument « musical » qui s’avère tout à fait raté : en guise de numéros de chant et de danse, nous avons droit à des plans insupportablement longs de personnages vaguement définis, en train d’ânonner des paroles abrutissantes sur un air des plus lassants. On sent bien la volonté de couper le spectateur de toute participation émotionnelle au premier degré ; de mettre en place une forme de distanciation brechtienne en appuyant la dimension factice de ces petites scènes. Le dispositif pourrait à la rigueur tenir la route sur une trentaine de minutes intelligemment réparties, mais sur plus de trois heures de film, le résultat tient tout bonnement du supplice.